« « Mes filles… mes filles… mes filles… »
Une sale impression de fil rompu, de vide, lui donne la nausée. Des sanglots secouent sa poitrine, s’accrochent aux parois de sa gorge. Elle les recrache en un cri rauque. Là, maintenant, tout de suite, elle voudrait être nouée à ses filles telles les mèches d’une tresse. Sentir leur odeur de printemps éternel juste avant le coucher, lors de ce moment de paix repue où les étreintes ne sont pas minutées.
Julianne s’agrippe à cette pensée. Pour déraciner la peur. Pour déraciner le mal. Le mal qui se trouve au bout de cette chaîne accrochée à son pied. » (pages 49-50)
Un cadavre dépecé découvert sur les rives d’un lac en Suède, une femme enlevée à Londres… L’ombre du tueur en série Richard Hemfield plane sur ces deux sinistres affaires. Reconnu coupable d’enlèvements, de séquestrations et de meurtres de six victimes, Hemfield purge sa peine dans un hôpital psychiatrique de haute sécurité. Erreur judiciaire ou œuvre d’un imitateur ? À chaque minute qui passe, les chances de retrouver Julianne vivante s’amenuisent…
Johana Gustawsson reprend la recette qui a fait le succès de son précédent roman, Block 46, une de mes plus belles découvertes de 2016 (voir ma chronique ici – avec en bonus une vidéo qui prouve que Johana sait également chanter…) : les deux mêmes héroïnes, la reprise du prologue en fin de roman, les allers-retours entre Londres et la Suède, l’alternance entre les scènes qui se déroulent dans le passé et celles qui se passent dans le présent, un titre percutant et bien sûr de multiples rebondissements habilement amenés !
Les personnages secondaires, assez nombreux dans ce roman, sont rapidement esquissés, avec seulement un détail de leur physionomie pour les caractériser, comme lorsque les amies de la patronne de Freda sont réunies dans le salon où elles sont décrites par leur nez crochu, leur jeunesse ou leur embonpoint.
En revanche, les personnages principaux, notamment les deux héroïnes récurrentes, Emily Roy, la profileuse, et Alexis Castells, l’écrivaine de true crime, ont gagné en profondeur depuis leur première apparition dans Block 46. Johana Gustawsson en garde en sous le pied pour les nouvelles enquêtes qu’elle réserve à son duo.
Emily et Alexis sont des personnages que leur psychologie oppose et Johana Gustawsson le traduit en jouant très habilement sur le changement de point de vue (focalisation). Ainsi le lecteur pénètre dans l’esprit d’Alexis (focalisation interne), qui exprime le plus souvent des pensées assez terre-à-terre, tandis que pour Emily, l’auteure opte pour une focalisation externe, décrivant la profileuse de l’extérieur, sans que nous ayons accès à sa conscience.
Par exemple, lorsqu’Alexis se trouve à l’aéroport de Göteborg en Suède, Johana Gustawsson nous livre les réflexions de son personnage sur sa relation avec Stellan ou encore sur les réactions de sa mère à cette relation (p. 81), alors qu’au chapitre suivant, quand nous retrouvons Emily dans la chambre de son hôtel, la romancière décrit ses gestes sans que nous sachions ce que la jeune femme pense ou ressent : « Emily avala une gorgée d’eau et ouvrit le premier dossier. Elle lissa la housse de couette de la main et étala les quatre premiers documents sur le lit. » (p. 85)
Ce procédé permet de ménager des effets propres à renforcer le suspense, en fin de chapitre notamment, comme lorsqu’Emily observe des photographies et qu’une idée se forme dans son esprit : « Emily sélectionna les six clichés des victimes dénudées étendues sur les tables de dissection. À peine eut-elle fini de les aligner devant elle qu’une image surgit dans son esprit. Une image inattendue. Surprenante. Une idée à investiguer. Une piste à suivre. » (p. 88). Il faudra évidemment encore patienter pour en savoir plus…
D’ailleurs, Emily Roy a souvent une longueur d’avance sur le lecteur, ce qui permet à Johana Gustawsson d’affuter ces effets, notamment quand la profileuse connaît l’identité de la personne qui a enlevé Julianne : « Elle expliqua [à Pearce] la marche à suivre pour arrêter le kidnappeur de Julianne. Car elle savait qui il était. » (p. 271) L’art de jouer avec nos nerfs… La romancière reproduit ce même procédé à chaque fin de chapitre, laissant à chaque fois le lecteur dans une attente fébrile.
Parlons du style, sans aucune fioriture, de Johana Gustawsson. Ne vous laissez pas tromper par son apparente simplicité. Tout est extrêmement maîtrisé. À la virgule près. Aussi, cette phrase m’a-t-elle fait penser au travail de l’auteure : « Elle avait l’impression de lire une phrase sans ponctuation où il fallait ajouter une virgule ; virgule dont le positionnement pouvait changer le sens de la phrase du tout au tout. » (p. 201) Chaque signe de ponctuation est parfaitement marqué, les mots atteignent leur cible à tous les coups, avec une précision digne d’un auteur d’élite.
Les comparaisons dont use la romancière sont le plus souvent issues de scènes de la vie quotidienne, comme chez Stephen King, ce qui a pour effet de créer une impression de proximité et favorise l’identification du lecteur aux personnages : « Une réalité ouatée, comme lorsqu’on rabat les couvertures sur son visage pour étouffer le bruit du réveil. » (p. 85) Et plus loin : « En quelques minutes, le ciel se dégagea comme si on venait de l’enduire de deux couches de bleu azur pour lui redonner l’éclat de l’été. » (p. 217)
De même pour les métaphores employées, comme ici, lorsque Johana Gustawsson évoque « ces frêles bouleaux qui grattaient le ciel de leurs doigts feuillus » (p. 89). Ou plus loin, quand la romancière recycle une métaphore éculée qu’elle métamorphose : « Le regard d’Alexis papillonna dans la pièce exiguë. Il se cogna aux murs d’un blanc jauni avant de se poser de nouveau sur Albert Smith. » (p. 237)
Tout ceci permet de contrebalancer l’horreur de cette terrible histoire et de nous attacher à ses personnages, suivant en cela un précepte de Stephen King qui explique que pour que le lecteur ait peur il faut qu’il tremble pour les héros placés dans une situation périlleuse. Il faut admettre que Johana Gustawsson excelle dans cette technique, faisant passer le lecteur de scènes particulièrement atroces à des séquences où l’humanité des personnages contrebalance la monstruosité des actes décrits.
Il faut avouer que le supplice de Julianne est terrifiant. Relaté en de très courtes séquences cauchemardesques, projetées comme autant de flashs aveuglants, d’une rare violence psychologique (nous sommes dans l’esprit de Julianne), il est intégralement retranscrit en italique pour mieux souligner son inquiétante étrangeté, au moyen d’un procédé visuel aussi simple que redoutablement efficace : l’italique traduit visuellement l’effet de trouble de la vision de Julianne, droguée, choquée, terrorisée, qui ne parvient pas à s’accommoder, un symptôme de trouble oculaire diagnostiqué chez des personnes qui subissent un enfermement.
Ces séquences, consacrées à la séquestration de Julianne, sont narrées au présent, ce qui accentue l’impression angoissante d’immédiateté de ce récit déjà éprouvant, donnant la sensation au lecteur d’assister à la scène en direct, sans le filtre narratif de l’usage des temps du passé.
N’oublions pas la qualité de dialoguiste de Johana Gustawsson. Les répliques claquent, les punchlines fusent :
« – Tu arrives un peu tard pour ça, Nyman : la SKL, vient de terminer. On t’attendait juste pour lever le corps. Du coup, tu peux te déshabiller.
Karla Hansen termina sa phrase d’un clin d’œil complice.
– Mais quelle cochonne tu fais, Hansen, à 8 heures du mat’, quand même… Y carbure à quoi ton mari, pour être à la hauteur ?
– Aux fessées.
– C’est malin ! Je t’imagine moulée dans un truc en vinyle maintenant…
– Fais remonter le sang au cerveau, Nyman. C’est là-haut que ça se passe, le corrigea sa partenaire en tapotant la tête. » (p. 18)
Une réflexion sur “Mör de Johana Gustawsson”