Comme dans la tragédie grecque, un prologue (en fait, un épilogue), déclamé par le personnage d’une villageoise, annonce tout ce qui suivra dans Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau, – tout ce qui, chronologiquement, a précédé : le fils « nègre » qui tue son père blanc, vétéran de la guerre coloniale en Angola qui l’a adopté quarante ans plus tôt, meurtre commis au moment de la « tue-cochon », dans un village reculé, quelque part au pied des montagnes. Le sang du père, du fils et du cochon mêlés.
Dans son roman Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ? [1] António Lobo Antunes s’inspirait de la tauromachie pour composer son livre. Dans ce nouvel opus, son 29ème roman [2] (un 30ème a paru en 2018 au Portugal), magnifiquement traduit par Dominique Nédellec, le dernier qu’il écrira, a annoncé le grand maître portugais, le romancier se livre à une nouvelle variation autour du thème de la mise à mort, entre meurtre œdipien et sacrifice rituel d’Abraham raté.
Son précédent livre devait aussi être le dernier. Et l’on peut espérer qu’il y en aura encore d’autres : « Quand j’ai terminé un livre, si tant est qu’on puisse le dire terminé, j’attends quelquefois des mois avant de me remettre à écrire, et je me sens vide. Au début, c’est agréable, je me dis que je vais disposer de temps pour lire, me promener, aller au cinéma, mais très vite je commence à ressentir un sentiment diffus et désagréable, je ne suis pas à l’aise dans mon corps, il me manque quelque chose. Des étincelles viennent et disparaissent, elles sont floues. Puis des petits bruits, des couleurs, des odeurs, et ça commence à confluer, à tenir, à se transformer en mots, en phrases », confiait l’écrivain dans un entretien accordé à Télérama [3].
Le titre de ce nouveau roman renvoie à la maladie dont la mère (« Amour ») est atteinte, un cancer dont le médecin lui dissimule la progression, prétextant de simples calculs rénaux : ces pierres que le traitement médical rendrait plus légères que l’eau.
Ces pierres, aussi douces que l’eau, sont comme les souvenirs qui remontent à la surface du temps, charriés par la force incantatoire d’une langue poétique unique, souvenirs polis par l’âge, ceux de l’Angola et des exactions commises par les soldats de l’armée portugaise, ceux du père, alors sous-lieutenant, et ceux du fils « nègre », images diffractées, telles celles de ses propres parents assassinés…
À 77 ans, l’écrivain lisboète n’a plus rien à prouver. Lui dont le nom est chaque année cité pour le Prix Nobel de littérature (comme Philip Roth de son vivant, – un auteur qui ne l’intéresse pas) et dont l’œuvre fera prochainement son entrée dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade (comme celle de Roth, avant lui, en 2017) va toujours plus profond en lui-même : « Vous écrivez et vous avez la sensation que ce n’est pas encore ça, qu’il faut aller encore plus profond. Si vous n’écrivez pas pour être le meilleur, ce n’est pas la peine », disait-t-il dans un entretien accordé au Figaro [4]. Il faut tuer Balzac, tuer Dickens, expliquait-il dans une interview accordée au magazine Le Matricule des anges [5].
Lobo Antunes offre à ses amis les premiers jets de ses manuscrits (rédigés sur des feuilles d’ordonnance à en-tête de l’hôpital Miguel-Bombarda où il a exercé jusqu’au milieu des années 1980 en tant que psychiatre), comme s’il n’avait que faire de ses propres archives, de la mémoire de ses textes. Pourtant, le temps et la mémoire sont des thèmes centraux dans son œuvre.
Son père lui lisait chaque soir, lorsqu’il était enfant, des livres en portugais, espagnol, français, allemand, italien, anglais, à voix haute. Lobo Antunes sait raconter une histoire, captiver le lecteur, tout en déjouant les grilles d’analyse classique. Comme Joyce dans Ulysse, il restitue le flux de la conscience, une perception brute du monde, telle qu’il nous arrive, sans filtre :
« – Personne ne doit s’enfuir brûlez tout personne ne doit s’enfuir
La nuit encore, au-dessus des flammes, des coups de feu, et au-dessus de la nuit et de la cime intacte des arbres le silence, pas un silence transparent, un silence mat, fixe, sans vent ni personnes qui couraient, glissaient, recommençaient à courir et glissaient de nouveau rien que coudes et genoux, rien que ventre, rien que hanches, rien que dents engloutissant la terre, rien qu’un œil ne fixant personne, un œil concentré sur lui-même, un plus d’œil du tout à la fin et à l’entrée de l’immeuble les trois marches avec des pots de fleurs de chaque côté, mon père s’éloignant des flammes et des coups de feu sa paume sur ma nuque, nuque nuque nuque
– Celui-ci est à moi vous ne touchez pas à lui » (page 90)
La façon dont les événements qui constituent l’histoire sont choisis et agencés, ce que Paul Ricœur appelait la « mise en intrigue » (Temps et récit, éditions du Seuil), est unique. L’écrivain portugais qui regrette ne pas avoir consacré assez de temps à ses propres filles, n’est-il pas comme un père nous lisant une histoire ? Quand le personnage de la fille mutique prend enfin la parole, c’est pour s’adresser directement au lecteur :
« ne t’arrête pas de manger cochon, mange aussi une à une les pierres de ma mère, peut-être serai-je capable de mettre le feu à ma famille et à la maison au village en aspergeant d’essence la penderie, le coffre, les draps, les meubles, tous ces rebuts inutiles qui traînent là et moi aussi tant que j’y suis, dès que vous aurez fini la dernière ligne de ce livre grattez donc une allumette afin qu’il ne reste plus rien de nous, de ce qui a été écrit ici et oubliez-nous » (p. 284)
António Lobo Antunes dit avoir « quelques doutes quand les gens parlent de polyphonie » [4]. Ce n’est en effet pas cette technique musicale dans laquelle la langue incomparable du grand maître portugais puise sa source et sa formidable énergie. Pour mieux comprendre son écriture, prenons en exemple l’œuvre de Marc Chagall chez qui intérieur et extérieur se superposent, où humanité et animalité, ainsi que rêve et réalité se mêlent.
