[Le texte suivant est la transcription de la deuxième partie d’une table ronde sur le thème de la littérature comme engagement qui s’est déroulée à la librairie Maupetit-Actes Sud, à Marseille, le 12 octobre 2019, dans le cadre du centenaire de la librairie, avec Élisabeth Daldoul (éditrice), Karine Henry (écrivaine et libraire), Karim Kattan (écrivain), Damien Bouticourt (directeur de la librairie Maupetit) et Guillaume Richez (modérateur)]

Guillaume Richez : Je voudrais que nous parlions de la langue française à travers vos expériences, la langue française qui a été la langue officielle de la diplomatie dans le monde jusqu’en 1919, − la langue avec tout ce qu’elle véhicule d’héritage, de souvenirs, d’émotion. Karine Henry, la librairie « Las mil et una hojas » de Buenos Aires est une référence pour les lecteurs francophones en Argentine. Élisabeth Daldoul, vous avez fait le choix de publier des œuvres écrites en français. Aujourd’hui, le français est la cinquième langue la plus parlée au monde avec 300 millions de locuteurs. J’aimerais vous demander ce que représente pour vous la langue française, la francophonie, l’importance que cette langue revêt à vos yeux, ce qu’elle véhicule d’héritage.
Élisabeth Daldoul : Pour moi c’est un formidable outil pour faire circuler les textes. C’est pour cela que j’ai fait le choix de la langue française. La Tunisie est un pays francophone même si le niveau de la langue régresse. Ce qui m’intéresse c’est de faire circuler les livres dans l’espace francophone, du sud vers le nord, mais aussi toucher des lecteurs du continent africain. La langue française est pour moi l’un des moyens de faire tomber les clichés. J’ai vécu au Sénégal où la langue française est la langue officielle mais où existent plusieurs communautés. J’ai bien vu que la langue était utilisée pour échanger mais que les clichés perduraient malgré tout. C’est pour cela que je suis très attachée à cette langue. Sa présence de par le monde est vaste. Faire découvrir un auteur tunisien, palestinien, à des lecteurs québécois c’est un de mes challenges. Au-delà du texte, c’est souvent aussi un autre regard. J’ai souvent eu l’occasion d’aller à Montréal et de parler du catalogue Elyzad. Les Montréalais sont plus sensibles à la littérature sud-américaine ou des Caraïbes géographiquement. Et là, ça leur donnait un regard sur le Maghreb qu’ils n’avaient pas. Le Maghreb c’est très loin. La langue française va dans le sens de mon engagement de ce que j’ai envie de publier, de faire partager, à travers des histoires (je publie peu d’essai), à travers des fictions aller à la rencontre de l’autre, et dire qu’au Maghreb ce n’est pas que des femmes enfermées, soumises, qu’il se passe autre chose. À travers le recueil de Karim, c’est aussi un regard sur la Palestine très différent. Je voulais montrer ce jeune regard, comment traduire ce que l’on est à travers une écriture plus moderne. Il y a aussi tout un travail sur l’imaginaire.
Karine Henry : Moi, c’est ma langue maternelle. Mais j’ai toujours un scrupule par rapport à la langue française, un scrupule de la langue du colon. Et c’est important pour moi de sentir que cette langue accepte la porosité, qu’elle est vivante et organique, et qu’elle absorbe d’autres langages. C’est le signe le plus fort que cette langue est la langue du pays des droits de l’Homme, mais il reste un scrupule de l’imposition d’une langue. Quand on voit comment la langue française s’est imposée dans le monde, cela me pose question. Et, par exemple dans la librairie, c’est important d’avoir la « littérature française » et de l’autre côté ce n’est pas la « littérature étrangère » mais la « littérature traduite ». Cela veut dire beaucoup de choses !
Karim Kattan : C’est aussi parce que c’est une ancienne langue coloniale que c’est devenu un outil.
É. Daldoul : On en parle souvent avec Karim. Pour toi Karim c’est aussi plus complexe. Tu aimerais que ton lectorat soit le lectorat palestinien qui lit en arabe, voire en anglais. C’est intéressant la façon dont tu te positionnes par rapport à la langue française.
K. Kattan : La Palestine n’est pas un pays francophone. Il y a toujours cette question que je me pose : à quoi ça sert d’écrire ? Et pour qui j’écris ? J’écris essentiellement pour les Français, puis les lecteurs francophones. Mais cela détermine beaucoup ce que j’écris car je me demande l’intérêt que cela représente de publier ce livre qui au final ne va pas être lisible en Palestine à moins qu’il ne soit traduit, ce qui ouvre un espace un peu différent. Un auteur libanais qui écrit en français a un public au Liban. Le livre est comme amputé d’une partie de son public. Par exemple, ce livre, si je l’avais écrit dans une autre langue, je me suis dit que je ne l’aurais pas écrit comme ça, pas en termes d’autocensure. Ces nouvelles sont pensées pour une personne qui va les lire sans savoir de quoi il s’agit.
G. Richez : Nous vivons dans un monde hyperconnecté dans lequel prévaut l’immédiateté de l’accès à l’information. Les journalistes utilisent les réseaux sociaux, ainsi que les hommes politiques. Le discours politique tient désormais en un seul tweet. La littérature quant à elle a besoin de temps. Quelle est, aujourd’hui, selon vous, la place de la littérature dans nos sociétés hyperconnectées ?
K. Henry : Quel est le lien avec l’engagement ?
G. Richez : Quand on parle d’engagement en littérature, on parle souvent d’écrivain engagé, − et cet écrivain engagé serait engagé pour des raisons qui seraient extérieures à la littérature. Mais nous pouvons repenser la question de l’engagement en littérature au-delà de l’engagement de la personne ou de l’œuvre, en réfléchissant au fait même d’écrire : qu’est-ce que cela implique d’écrire aujourd’hui dans nos sociétés ?
K. Henry : Écrire, c’est un choix d’arrêter le temps. Il faut sanctuariser un espace-temps, arrêter les choses pour pouvoir sortir du mouvement, du bruit. C’est un positionnement au monde qui est un engagement. Duras disait que pour écrire il fallait tracer autour de soi une ceinture de solitude. Et ça coûte. C’est une société qui ne laisse pas forcément seul. Se mettre en retrait c’est aussi se mettre en danger, risquer de perdre sa place. En tant que libraire, il y a cette surproduction. Le milieu du livre va droit dans le mur avec cette inflation. On produit de plus en plus. Les livres sont souvent mort-nés. Il y a de la chair à canon. À la rentrée, on sait qu’il y a énormément de livres qui ne seront pas lus. Et pourtant derrière, il y a un auteur. Et tout ça, c’est une question de temps, parce que si au moment de la création il y avait davantage de prise de risque du temps, si on pouvait faire rentrer du temps dans l’œuvre, si l’éditeur pouvait laisser à l’auteur installer le temps nécessaire… Cette question du temps dans l’œuvre, − il faudrait réengager du temps dans l’œuvre pour pouvoir retrouver un sens d’œuvre artistique.

G. Richez : Un auteur sud-américain − dont le nom m’échappe −, a cessé d’écrire des romans pour écrire sur Twitter. André Markowicz publie régulièrement ses chroniques sur Facebook. Il publie ses traductions en cours, les commente.
D. Bouticourt : Les blogueurs aussi !
G. Richez : Oui, aussi. L’écriture du roman prend du temps, évidemment. Mais si l’écriture du roman prend trois ans, est-ce que l’œuvre produite sera le reflet du temps présent, en prise directe avec notre société, − comme je l’évoquais au début −, comme d’autres formes d’art, le cinéma par exemple ?
K. Kattan : Je lis de nouveaux romans et, c’est drôle, mais je me dis que cela se voit qu’il n’y a pas eu de temps, que c’est une nouvelle un peu gonflée pour que ça s’appelle « roman », parce qu’il faut dire « roman ». On voit ce manque de temps. Et j’adore les réseaux sociaux, c’est un outil de communication mais aussi de création extraordinaire. J’étais sur Facebook auparavant, je n’y suis plus. Maintenant je suis sur Instagram, pour raconter des histoires.
Que quelqu’un décide d’arrêter d’écrire pour écrire sur Twitter, je trouve que c’est une démarche hyper audacieuse. J’ai une amie qui vient de finir sa thèse sur ce sujet, le rapport entre la production textuelle d’un écrivain sur les réseaux sociaux et son œuvre publiée, et comment cela communique, est-ce que c’est du paratexte… Moi c’est par les réseaux sociaux que j’ai été publié, parce que j’écrivais énormément sur Facebook. C’est comme ça qu’Élisabeth m’a contacté. Il faut savoir comment créer cette ceinture de solitude autour de soi. Bien utilisé, et éduqué à l’utiliser, c’est un outil extraordinaire. Je pensais à Comme un roman. J’entends des gens se lamenter sur l’emprise des réseaux sociaux, mais en fait ça veut dire que les jeunes lisent ! Le problème, c’est qu’on n’a pas été éduqués pour savoir comment lire dans ce nouveau dispositif de lecture. C’est une nouvelle manière de produire, de lire.
É. Daldoul : Il faut laisser le temps à l’écrivain d’aller jusqu’au bout. Quand on démarre dans l’édition il faut construire un catalogue. C’est un long chemin. Il faut avoir du souffle. Le temps est précieux dans nos projets éditoriaux. Même pour nous, on a des délais de relecture, un travail d’accompagnement. Le temps, c’est une vraie valeur. Ce qui nous perturbe, nous éditeurs, c’est que justement l’environnement ne nous accorde pas ce temps : il faut aller vite dans la chaîne du livre. Il y a un diffuseur, la presse… Il faut être présent tout le temps, fournir des livres, alors que ce temps est essentiel. Vu de l’autre côté de la Méditerranée, quand je vois ce qui se passe dans le milieu éditorial français, la rentrée littéraire, avec la course aux prix, je me dis « Mais ils sont fous ? ». Il faut reprendre son souffle. Cet environnement, c’est une course effrénée vers rien du tout parce que les libraires et les journalistes ne peuvent pas tout absorber, tout lire. De l’autre côté, le temps est un peu plus lent, cela fait du bien. Prendre le temps de lire un texte, de réfléchir, c’est merveilleux.
K. Henry : Un éditeur me disait que ce n’est pas l’auteur qui met plus de trois ans à écrire un livre qui est lent, ce sont les autres qui sont trop pressés. Si on en revient à Flaubert dont vous parliez, il a écrit trois grands textes dans toute sa vie. Et quand on voit certaines quatrièmes de couverture, on se dit « Ça, c’est dans une vie d’homme ? » Il y a quelque chose de l’ordre de la frénésie, de la consommation, et de l’auto-consumation en fait. Mais comment arrêter le système ? En France, le système est complètement déréglé. Élisabeth m’a annoncé qu’elle allait changer de distributeur-diffuseur. Son diffuseur était inefficace, sa diffusion en France était compliquée. Elle est chez Harmonia Mundi maintenant. Derrière, il y a une angoisse qui est là, car cela implique une certaine pression.
É. Daldoul : Oui, il y a des résultats attendus. On veut être dans le train. Moi, je me sens responsable vis-à-vis des auteurs que je publie. S’ils me font confiance c’est parce qu’ils ont envie d’être lus. Je me dois d’être efficace. Mais de l’autre côté, il y a des considérations financières.
K. Henry : Il faut faire le choix de la qualité plutôt que de la quantité. C’est quelque chose qui n’est pas du tout dans l’air du temps. Mais quand je vois la singularité de tes livres, la beauté de leur fabrication !…
D. Bouticourt : Dans cette question-là, il y a l’immédiateté : est-ce que l’écrit doit être le reflet de l’actualité ? Le génie de l’auteur, c’est justement de dépasser cela pour aller sur quelque chose de beaucoup plus universel. Les livres qui restent, ceux qui constituent notre fonds en librairie, ce n’est pas forcément ce qui arrive sur des palettes, c’est les livres qui restent dans le temps. Il faut essayer, en tant que libraires, de mettre à distance cette présence trop importante des romans de la rentrée littéraire – dont on a besoin aussi pour vivre −, mais on sait que ce qui restera, ce sont d’autres textes. Par exemple, pour la librairie Maupetit du Mucem, à chaque fois qu’il y a une nouvelle exposition, l’équipe ressort des bibliographies très pointues et ça marche très bien.
