Poétesse, essayiste et écrivaine, Laure Gauthier vit et travaille à Paris. Elle écrit une poésie pour voix, incarnée : marie weiss rot / marie blanc rouge (Delatour, 2013), La cité dolente (Chatelet-Voltaire, 2015), kaspar de pierre (La Lettre volée, 2017) et le superbe je neige (entre les mots de villon) (LansKine, 2018).
Ses textes poétiques sont également publiés en revues, notamment dans Babel heureuse, PLS, Po&sie, Phoenix, Le sac du Semeur, Sarrazine, Remue.net et dans la revue internationale PØST.
Son travail poétique sur l’énonciation et la polyphonie se poursuit par une collaboration avec des compositrices et compositeurs dans la recherche de nouvelles architectures poétiques, scéniques et musicales transmédiales qui dépassent l’opposition poésie et musique.
Ses articles scientifiques et essais portent sur les liens entre musique et texte (XVIIe-XXIe) et sur la création inter et transmédiale contemporaine.
Aharon Appelfeld évoquait les silences de son enfance comme matrice de l’écriture. Les silences de l’enfance sont-ils le terreau nécessaire à l’éclosion d’une voix propre, unique, celle de tout écrivain et poète ?
Les silences de l’enfance sont certes des moments d’ouverture au monde et d’émergence, des moments auxquels on revient, nécessairement. Mais je ne crois pas pouvoir dire qu’ils constituent la seule matrice de l’écriture pour moi. J’écris aussi depuis le bruit des jours, à même la vie dans une forme d’exposition qui permet de creuser les questions en suspens dans le présent. Ensuite, bien sûr, il y a des contre-rythmes. Le temps de l’écriture demande aussi des replis que j’appelle des « moments écluse ». Il ne s’agit pas obligatoirement de silence, On voit alors émerger les différentes temporalités qui strient le présent, où le passé affleure et le futur perce déjà.
Pour parler de mon enfance, de cette façon d’être en retrait, je parle de sentiment de « travelling permanent » que j’avais alors, une sorte de multiplication des points de vue, ou encore de « mode narrateur », qui, dans l’enfance, me donnait l’impression de marcher à côté de moi-même et d’observer, d’écrire aussi déjà pour partie ce que je vivais. Pouvoir s’extraire à la tyrannie de la seule perspective unique, c’est déjà écrire. Mais écrire ne procède pas que du silence et du repli. C’est une tension permanente et assez imprévisible entre du trop plein à vif et du silence qui parle.
Au cours d’un entretien, Wajdi Mouawad explique qu’il a décidé de sa vocation d’écrivain [1]. Pensez-vous, vous aussi, en avoir décidé, et à quel moment de votre vie ? Quel a été le fait déclencheur ou la rencontre avec une œuvre qui vous a conduit à l’écriture ?
Non, je n’ai pas décidé de ma vocation d’écrivain. Écrire n’est pas pour moi de l’ordre d’une décision ou d’une demande, mais d’une nécessité et celle-ci m’est très vite apparue. Dès que j’ai appris à lire et à écrire, j’ai écrit. Des livres enfantins évidemment, mais à chaque âge j’ai écrit les livres qui me manquaient. Pour faire sourire, je me rappelle en CM1 d’un petit livre manuscrit que j’ai agrafé : « Paul et le dragon familier ». Je vivais chaque âge par le prisme de l’écriture qui m’accompagnait sans avoir pour autant de but précis. C’est la différence entre écrire et être écrivain. A partir de 17-18 ans, j’ai commencé à écrire des livres poétiques restés des fragments que j’ai pour la plupart jetés : « Stücke », « Pas » etc. Certaines images, interrogations, rythmes étaient là, mais il manquait quelque chose. C’est avec marie weiss rot / marie blanc rouge que j’ai écrit entre 2010 et 2012 que j’ai, à mes yeux, trouvé la forme nécessaire. Ce que j’ai décidé donc, l’acte conscient, c’est à ce moment-là qu’il a eu lieu, la décision d’accompagner cette « vocation ». C’est une décision seconde. Accompagner son œuvre et adapter sa vie à cela pour dégager du temps. Cette décision a été plus tardive. La vocation, la nécessité d’écrire, elle, s’est imposée très vite.
Vos textes poétiques ont été publiés dans différentes revues, notamment Babel heureuse, Po&sie, Phoenix, Le sac du Semeur, Sarrazine, Remue.net et, à ce jour, quatre livres ont paru, marie blanc rouge / marie weiss rot (Delatour, 2013), La cité dolente (Châtelet-Voltaire, 2015), kaspar de pierre (La lettre volée, 2017), et le très beau je neige (entre les mots de villon) (LansKine, 2018). À quel moment pensez-vous avoir trouvé votre propre voix, votre propre langue ?
C’est indéniablement avec marie weiss rot / marie blanc rouge que j’ai trouvé ma voix/voie. Que j’ai su qu’il était temps d’aller au bout du bout, jusqu’au dernier bastingage de la langue en allant un chemin infréquenté. Le XXe siècle a déjà tellement expérimenté et fait, qu’il m’a fallu lire, débroussailler et éprouver longtemps des formes et des chemins avant de trouver ma « voie ». La langue, elle, ma « voix », s’est constituée au fil des années, bien avant.
Dans kaspar de pierre vous faites le choix d’un fil narratif ténu. Des événements y sont certes relatés, mais vous privilégiez ce que vous appelez « des états de langue et de pensée », ce qui s’y passe se passe dans la langue. Qu’appelez-vous « mouvement d’écrire » ?
Oui, je qualifie plusieurs de mes textes de récits poétiques. Il n’y a pas d’ « événements » au sens strict, pas de faits, pas de narration suivie ni de personnage. Mais l’écriture poétique ne procède pas chez moi du recueil de poèmes. Mon texte poétique ne prend pas la page pour limite mais se déroule dans le temps, se poursuit et s’architecture par séquences. Ce n’est pas une action qui structure le texte, mais dans le cas de kaspar de pierre, il y a une évolution, un passage par des espaces-temps qui modifie la voix de kaspar : rue 1, abandon 1, 2, 3, diagnostics 1 et 2, ou encore maison 1, 2 et 3. Oui, ce sont des états de langue et de pensée, des façons d’être à la langue, au temps, à l’espace et à la pensée. Le mouvement d’écrire, c’est pour moi cette faculté de remettre la pensée en mouvement, ne pas se limiter à des faits actés, mais retrouver la force cinétique du récit et de la langue.
Votre avez pris le parti de faire du je dans kaspar de pierre « une marque blanche dans le texte » que vous métamorphosez en « j » ou en « jl », — une sorte de quatrième personne du singulier entre je et il, quand le je n’est pas purement et simplement effacé. Est-ce parce que ce je représente tout autant Kaspar Hauser, vous-même, que votre lecteur, au sens où ce texte « troué », de par ses béances, invite le lecteur à se l’approprier, à en devenir lui-même énonciateur, dans une sorte de polyphonie ?
La poésie que j’écris n’est pas objectiviste. Par instant, le texte s’écrit du point de vue d’un nuage, d’une pierre ou d’un document. Il n’y a pas de personnage à l’œuvre, mais des voix qui, dans le cas de kaspar, viennent de la même personne. C’est le polyperspectivisme à l’œuvre qui crée cette impression polyphonique. L’effacement partiel ou total du pronom personnel est à la fois une façon volontairement « conventionnelle » de figurer le moi atrophié de Kaspar Hauser, d’abîmer sa langue en certains endroits sans pour autant chercher un naturalisme ou à imiter ce qu’aurait pu être son langage. Mais ce blanc en place du pronom, c’est aussi une façon d’écarter la langue et de faire place à tout ce qui fait signe vers plus que lui, tout ce dont il est le signe. Dans ce trou du pronom, cette indétermination, tout peut s’engouffrer, le nuage, le doute, d’autres voix, ses autres, comme les nôtres, mais aussi les violences de son monde, préfigurations des violences du nôtre. C’est aussi ma façon de vivre l’incarnation en poésie non pas comme l’épanchement d’un seul, un subjectivisme aggravé, mais comme une ouverture et une possible polyphonie.
D’où parlez-vous quand vous écrivez kaspar de pierre ? De quelle bouche ?
Je ne crois pas parler depuis une bouche. Pas depuis une seule personne. En écrivant kaspar, je me déplaçais et l’écriture changeait de perspective. Il me semblait écrire depuis un lieu ouvert et exposé, friable. Plus j’approfondissais, plus je prenais des notes et traversais la littérature critique ou les fictions écrites au sujet de Kaspar Hauser, plus je me dirigeais vers autre versant, dans une très grande exposition qui m’a un peu fragilisée à l’époque. C’est un peu l’image du journaliste de guerre qui me vient à l’esprit. Qui sous le feu va chercher un angle, une position possible, précaire, et doit en changer souvent. Toute proportion gardée ! Je sur-entendais les fissures de la société moderne et suivais le trajet de la fissure jusqu’à aujourd’hui. Je crois que des visions, des sons, s’imposaient : à la fois des sensations provenant de kaspar, un « devenir kaspar » pour une part, et, d’autre part, des échos et des éclats de la violence de cette société positiviste, rationnelle, moderne, bourgeoise avide de faits divers. Il y avait cet écart entre le très proche, la sensation, le « devenir kaspar », et l’objectivité des questionnements sur une société dont la nôtre m’apparaît comme une aggravation. De ce point de vue, elle n’est pas post-moderne mais autrement moderne, une modernité aggravée. Dont il faudrait sortir. Mon livre appelle de ses vœux un autre état de société que l’on ne sait encore formuler et mes livres sont porteurs de germes de cet à venir encore informulé.
« C’est au moment où je suis perdu, où je ne sais plus, que commence souvent l’aventure intéressante », disait Pierre Soulages. Pensez-vous, vous aussi, qu’un écrivain doit se perdre pour trouver sa propre voie/voix ?
Quand je suis perdue, profondément, je peux me heurter à des endroits et, ensuite, écrire depuis ce heurt. Mais l’ « aventure intéressante » ou plutôt l’expérience nécessaire commence pour moi non pas au moment où l’on se perd, mais au moment où l’on fait un pas de côté et se départit des obligations d’une société obsessionnelle qui contrôle tout ou plutôt désire tout contrôler dans un vocabulaire positiviste. Au moment où l’on fait écluse, donc décide de ne pas se laisser ensevelir par l’efficacité, la rationalité positiviste du dehors. Notre époque veut que l’on vante ce que l’on n’a pas encore fait, que l’on s’auto-évalue même avant d’agir : notre époque, c’est la charrue avant les bœufs ! Pour trou(v)er sa voix, il faut se départir des affreux critères d’efficacité, sortir du tout vouloir-(sa)voir de notre société. Laisser émerger et parler les autres versants de soi. Aller à contre extériorité, à contre rythme. Ce n’est donc pas se perdre qu’il faut, mais se départir du trop d’objets, d’images et de discours, pour retrouver les rives profondes en soi et ainsi pouvoir pré-voir les violences de la société à venir et y résister.
Dans un entretien avec Johan Faerber paru dans Diacritik [2], vous avez eu ces mots que je trouve superbes : « La poésie nous regarde à une époque où l’on ne cesse de vouloir voir. » En quoi la poésie nous regarde plus aujourd’hui qu’hier ?
Nous nous trouvons dans une société moderne qui exacerbe les paradigmes du contrôle, du vouloir savoir, de ce que Freud, puis Lacan, appelle la névrose obsessionnelle. Il y a trop d’intentionnalité, trop d’une rationalité dévoyée par un positivisme exacerbé, nous sommes dans une société qui est une aggravation de la société bourgeoise positiviste du XIXe siècle. Or, la poésie est un genre qui trouve une langue pour ce qui nous échappe. C’est sans doute pour cela qu’à une période de contrôle beaucoup de gens se détournent de la poésie car ils ne la maîtrisent pas. Elle échappe. Même à l’école on a tendance à ne plus lire la poésie qu’en la décomposant et en la ramenant à des opérations rationnellement identifiables.
Dans mes textes, on trouve des tensions entre la volonté de tout (sa)voir et la fragilité de ce qui nous regarde, nous transforme. Georges Didi-Huberman, à propos des œuvres minimalistes, a écrit un essai qui est important pour moi : Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Minuit, 1992). Mais l’art minimaliste n’est pas le seul à nous regarder. La poésie également, de même que les arts qui jouent sur la tension entre l’absence et la présence : la poésie, la radio, la gravure et des installations multimédias. Mais aussi des films qui travaillent sur la puissance regardante du hors-champ.
La poésie nous regarde particulièrement aujourd’hui, fait signe sans que nous ne la voyions, les yeux trop souvent bandés par l’efficacité. Les yeux bandés comme le narrateur dans La jetée de Chris Marker. Nos yeux bandés pour nous forcer à ne pas voir un autre horizon possible. Modifier notre rapport au passé et à l’avenir. Nous sommes tentés bien sûr de combattre l’angoisse que génère cette dépersonnalisation et cette surveillance en tentant d’attester notre présence par des conversations permanentes, des achats, la lecture de faits divers ou des voyages vides ou encore des photographies en masse, ce que j’appelle la selfisation du monde.
Mais trop vouloir voir ne permet pas de pré-voir. Rivés à des images, happés par trop de présences, on oublie le hors champ, le chant du hors champ. C’est pour cela que je crois que la poésie a plus que jamais d’importance dans le présent. Elle a une dimension oraculaire tout en étant inscrite dans le présent. Elle n’est pas escapisme. Elle nous permet d’entendre ce que l’on ne voit pas, de nous laisser regarder. Je crois que plusieurs personnes en ressentent le manque.

Une réflexion sur “Entretien avec Laure Gauthier (première partie)”