Silence de Shûsaku Endô

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En 1614, le shogun Tokugawa ordonne l’expulsion des missionnaires catholiques du Japon. Quelques années plus tard, on apprend à Rome que le Père Ferreira, un missionnaire Jésuite respecté, aurait renié sa foi après avoir passé trente-trois ans dans l’empire du soleil levant. Trois jeunes prêtres portugais de la Compagnie de Jésus, anciens disciples de Ferreira, partent au Japon pour enquêter et poursuivre la mission évangélisatrice. Lorsque le Père Rodrigues est capturé par les autorités nippones, des chrétiens sont arrêtés et torturés pour le forcer à abjurer. Mais le jeune prêtre refuse d’apostasier…

Le roman mêle lettres (pour l’essentiel celles de Rodrigues) et récit à la troisième personne sans numération de chapitres. Ce changement intervient abruptement au cours du roman lorsque Rodrigues est capturé suite à la trahison du chrétien Kichijiro, un des personnages les plus intéressants du roman, souvent comparé à Judas, comme si l’auteur avait voulu marquer par ce procédé narratif le déchirement dans l’âme du jeune prêtre. (p. 122)

Silence est structuré autour de la mission clandestine du Père Rodrigues et de sa quête de Ferreira au Japon. Le jeune prêtre, qui s’identifie au Christ, se demandant comment Jésus aurait agi à sa place, marche dans les traces de son ancien professeur et mentor Ferreira, refusant de croire que ce dernier ait pu abjurer sa foi.

Dans ses lettres, Rodrigues parle des villageois qui offrent leur protection aux prêtres catholiques, le plus souvent au péril de leur vie, mais il a alors une très haute opinion de sa mission d’évangélisation menée clandestinement. À ses yeux, c’est lui qui incarne l’héroïsme. Malgré l’humilité de sa condition de missionnaire, sa vision du monde n’est pas exempte d’orgueil.

« Comme l’eau coulait sur son front, le petit se mit à hurler. Il avait des yeux bridés et une tête menue, celle déjà d’un paysan qui, en temps voulu, ressemblerait à celles de Mokichi et d’Ichizo. À son tour, cet enfant, comme ses parents et ses grands-parents, arracherait à la terre son existence de misère face à la mère noire dans cette région désolée et surpeuplée ; à son tour, il vivrait comme une bête et mourrait de même. Mais le Christ n’est pas mort pour la vertu et la beauté. L’héroïsme, je venais d’en prendre la conscience aiguë en cet instant, c’est de mourir pour les déshérités et les pervers. » (page 62)

Cependant, lorsque Mokichi et Ichizo, deux villageois, sont arrêtés puis torturés à mort après avoir refusé de cracher sur un crucifix et de déclarer que la Vierge était une putain, le jeune prêtre va peu à peu apprendre à vivre avec les affres du doute.

« Aujourd’hui, interrompant parfois cette lettre, je sors de notre hutte pour regarder la mer, tombe de ces deux paysans japonais qui ont cru à notre parole. Seul, l’océan indéfiniment s’étend, mélancolique et sombre, et sous les nuages gris ne se dessine même pas une île.

Rien de nouveau. Je sais ce que vous me diriez : ‘’Leur mort n’est pas vide de sens. C’est une pierre qui servira, en temps voulu, aux fondations de l’Eglise, Dieu ne vous envoie jamais une épreuve au-dessus de nos forces, Mokichi et Ichizo sont auprès du Seigneur. Comme les nombreux martyrs japonais qui les ont précédés, ils connaissent à présent une joie éternelle.’’ Moi aussi, bien sûr, j’en suis convaincu. Pourquoi alors la douleur tenaille-t-elle encore mon cœur ? » (pp. 95-96)

Rodrigues ne trouvera nulle consolation dans la prière. « Comme il n’avait plus de rosaire, il entreprit de réciter ses Ave et ses Pater sur les doigts de la main mais, comme l’eau ne passe pas des lèvres scellées par la maladie, la prière demeurait vide et creuse sur les siennes. » (p. 133)

Quels sens peuvent encore avoir les prières si personne n’y répond ?

« Que veux-je dire ? Je ne le comprends pas bien moi-même, je sais seulement qu’aujourd’hui, tandis que pour la gloire de Dieu, Mokichi et Ichizo ont gémi, souffert et rendu l’âme, je ne puis supporter le bruit monotone de la mer obscure rongeant le rivage. Derrière le silence oppressant de la mer, le silence de Dieu… le sentiment qu’alors que les hommes crient d’angoisse, Dieu, les bras croisés, se tait. » (p. 96)

La mer devient le tombeau de ces deux hommes. Liés à des arbres disposés en forme de croix au bord de l’eau, parodiant ainsi sinistrement la crucifixion, les corps de Mokichi et Ichizo sont submergés par les flots à marée haute chaque nuit. Leur supplice dure trois jours. Leurs cendres sont ensuite répandues à la surface des eaux où le souffle de Dieu a cessé de souffler depuis le Commencement.

Et si le paradis perdu était un enfer retrouvé ?

« Et soudain résonna en moi le mugissement de la mer tel que nous l’entendions, Garrpe et moi, dans notre cachette solitaire. Le bruit de ces vagues, roulant dans l’ombre, comme un tambour voilé, le bruit de ces vagues, déferlant sans raison, la nuit durant, refluant et brisant à nouveau au rivage. La mer implacable qui avait baigné les corps de Mokichi et d’Ichizo, la mer qui les avait engloutis, la mer qui, après leur mort, se déroulait à l’infini, pareille à elle-même. Tel le silence de la mer, le silence de Dieu. Silence sans démenti. » (p. 107)

Le cheminement du doute gagne l’esprit du prêtre en proie à une souffrance inhumaine face à cette barbarie à visage divin. Mokichi et Ichizo, deux simples villageois illettrés, pour qui les mystères de la messe demeuraient impénétrables, ont préféré sacrifier leur vie au nom de leur foi en l’Eglise de Rome. Leur martyre héroïque ébranle Rodrigues au plus profond de lui-même jusqu’au blasphème ultime. Et si Dieu n’existait pas ?

« Si Dieu n’existe pas, comment l’homme pourrait-il supporter la monotonie de la mer et sa cruelle indifférence ? (Mais en supposant… je dis bien en supposant.) Au plus profond de mon être, une autre voix murmurait pourtant. En supposant que Dieu n’existe pas…

Terrifiante idée ! S’il n’existe pas, tout est absurde. […] le plus grand crime contre l’Esprit, c’est le désespoir, mais du silence de Dieu je ne pouvais sonder le mystère. » (p. 108)

Quelques pages plus loin, Rodrigues écrase un coquillage entre ses mains : « En portant un à son oreille, il écouta le faible mugissement étouffé sortant des profondeurs. Un noir frisson d’horreur secoua alors tout son être et il pulvérisa dans sa paume la coquille et son sourd écho de vagues. » (p. 145) Le prêtre éprouve un frisson d’horreur parce qu’il comprend qu’il est lui-même comme cette coquille vide sans la grâce de Dieu. Dans la solitude de son être, replié sur le néant, les prières, virant parfois en imprécations, tournent au soliloque existentialiste, accompagnant l’homme d’église dans cette chute, comme le héros de La Chute de Camus, soliloquant sans fin, dans le huis clos de sa condition de mortel, conscient de sa finitude et de l’absurdité de sa mission, jusqu’à la nausée.

« Pourquoi nous avez-vous si totalement abandonnés ? pria-t-il d’une voix éteinte. Pourquoi avez-vous laissé à ses cendres une ville bâtie à votre intention ? Alors même que ces malheureux étaient jetés hors de leurs foyers, ne leur avez-vous pas donné du courage ? Avez-vous simplement gardé un silence pareil à celui des ténèbres qui m’entourent ? Pourquoi ? Donnez m’en au moins la raison. Nous ne sommes pas des hommes comme Job, mis à l’épreuve par des ulcères. Il y a une limite à notre endurance. Ne nous imposez plus d’autre souffrance. » (p. 148)

Il est un ordre religieux (ne me demandez pas lequel, j’ai oublié) pour lequel à l’occasion des vœux prononcés par le novice, celui-ci répond après leur longue énumération (pauvreté, chasteté, etc.), « non par mes propres forces », indiquant par là que, sans la grâce de Dieu, il n’est qu’une pauvre et faible créature. Rodrigues fait l’apprentissage de ce monde privé de la grâce de Dieu, dans lequel l’homme ne peut compter que sur lui-même et porter seul sa croix.

« ‘’Ainsi on en est venu là…’’

Il frissonna en étreignant les barreaux.

‘’Ainsi on en est venu là…’’

Son désarroi, pourtant, n’était pas provoqué par l’événement, mais par la tranquillité de la cour, le chant de la cigale, les ailes palpitantes des mouches. Un homme était mort. Et le monde demeurait immuable, comme si rien ne s’était passé. Quoi de plus démentiel ? Etait-ce là le martyre ? Pourquoi gardez-vous le silence ? » (p. 183)

Contrairement à son mentor qui a choisi d’apostasier pour sauver des vies, Rodrigues tente jusqu’au bout de rester fidèle à sa foi. Le roman tire l’essentiel de sa force de cette lutte permanente qui se livre dans l’âme torturée du jeune prêtre jusqu’aux confins du doute et de la déréliction.

« N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix mais bien le glaive [….] », annonce Jésus (Matthieu 10, 34), ce glaive qui ne représente pas l’arme d’une guerre d’irréligion que livrent les autorités nippones aux chrétiens qu’elles persécutent impitoyablement, faisant des milliers de victimes (dommages collatéraux de la mission d’évangélisation en terre païenne ?), mais symbolise le combat intérieur que livre l’homme au plus profond de son être, chaque jour de sa vie, pour lui donner un sens, et ce, jusqu’à sa mort.

Que vous soyez croyant, athée ou agnostique, Silence vous donnera à réfléchir au sens d’une existence lestée par le poids du doute et de la souffrance.

Le triste lot de l’humanité.

Silence (Chinmoku [Shincho-sha]) de Shûsaku Endô, traduit du japonais par Henriette Guex-Rolle, Gallimard, Folio, octobre 2010

Silence a été adapté au cinéma par Martin Scorsese avec Andrew Garfield dans le rôle du Père Rodrigues, Liam Neeson (Ferreira) et Adam Driver.

Et parce que Silence m’a rappelé Mission de Roland Joffé avec Robert De Niro, Jeremy Irons et Liam Neeson, un film qui a obtenu la palme d’or au festival de Cannes en 1986, en voici la bande-annonce :

 


6 réflexions sur “Silence de Shûsaku Endô

  1. Tu devais être bon en dissertation toi 😉 Super pour le Noël des readers, si jamais pour le deuxième, Bernard Minier est à l’honneur en Février pour le Challenge LDI (je dis ça, j’dis rien 😛 ). Bisous mon Guillaume.

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