Bruits du cœur de Jens Christian Grøndahl

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« Les rayons du soleil horizontaux se sont éteints l’un après l’autre, et les ombres des immeubles se sont fondues dans l’obscurité qui enveloppait la fosse ouverte de la gare. J’ai tenté de me concentrer sur le visage radieux d’Adrian comme s’il allait, sinon, disparaître à jamais. Tandis qu’Ariane se reposait et que l’ultime éclat du soleil se consumait sur les usines distantes, j’ai essayé de croiser le regard d’Adrian, sur l’autre rive des ans, entre notre enfance et l’instant de sa mort. Je dois me dépêcher, ai-je pensé, je dois me dépêcher avant qu’il ne me perde de vue totalement. »

Le narrateur du roman, dont nous ne saurons pas le nom, reçoit une lettre de son ami d’enfance Adrian, quelques jours après la mort de ce dernier. Adrian évoque dans sa missive un secret qu’il ne peut confier qu’à son ami.

De cette lettre posthume, le narrateur va remonter les fils emmêlés de leur existence jusqu’à l’enfance, évoquant la figure paternelle, les blessures de l’âme qui ne cicatrisent jamais, les fantômes des femmes aimées et de leurs amours défuntes.

« Mon père et moi ne nous parlions guère et, la plupart du temps, il n’était pas en état de tenir les moindres propos cohérents. Cependant, il a révélé une facette inconnue pendant l’absence de ma mère. Il était gentil, il ne m’engueulait jamais et, parfois, il lui arrivait de laisser brûler les sempiternels œufs miroir et les tanches de bacon, tandis qu’il me contemplait d’un regard doux et résigné. J’ai souvent été tenté d’aller le serrer dans mes bras autour de son ventre, mais je ne l’ai jamais fait. »

Le personnage d’Adrian agacera plus d’un lecteur (et d’une lectrice), mais la révélation de ses secrets importe moins que l’introspection impressionniste à laquelle se livre le narrateur, auquel tout lecteur s’identifiera, tant sa voix est juste et sincère.

En 323 pages seulement Jens Christian Grøndahl parvient à reconstituer la trame élimée de l’existence du narrateur, depuis son enfance jusqu’à ses quarante ans, ne conservant que l’essentiel dans ses chapitres courts mais d’un équilibre parfait. Chez d’autres romanciers le même récit aurait compté deux à trois fois plus de pages. Le roman y gagne en densité, sans rien sacrifier à la subtilité. Un roman beau emprunt d’une profonde tristesse, dans lequel la voix de Jens Christian Grøndahl se fait entendre sans fausse note.

« Inge Weiss est venue dîner et beaucoup de choses ont changé depuis. Elle est sur la terrasse pendant que j’écris ces lignes. Je la vois à travers les lamelles du store, elle prend le soleil, les yeux fermés. Je l’aime. On ne peut pas dire cela de manière plus courte, ni plus longue, du reste. Nous n’avons à notre disposition que nos mots usés. Ils se mettent parfois en travers du chemin, d’autres fois, ils ne suffisent pas, mais sans eux, il n’y aurait pas d’histoire, rien que le mutisme têtu des choses et des instants qui s’enfuient en passant fugacement. Sans les mots, nous ne sommes personne. J’en connais la tentation, mais je connais aussi l’impression de chercher désespérément son souffle, lorsque l’on est sur le point de disparaître ou de resurgir. »

Le centre de gravité des mots se déplace, insensiblement au fil du récit, libérant les souvenirs de leur pesanteur, frappés du sceau du deuil et de la culpabilité, ainsi que ceux qui les portent, étouffés par leur poids, enfin apaisés, le cœur battant désormais à l’unisson du cœur de cet enfant à naître, promesse d’une vie nouvelle.


Bruits du cœur (Hjertlyd) de Jens Christian Grøndahl, traduit du danois par Alain Gnaedig, collection Folio, Gallimard, 2002.

 


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