Lire ou relire La Nuit juste avant les forêts (1977) de Bernard-Marie Koltès, et être saisi, à chaque fois, par cette langue poétique unique et cette voix solitaire qui se met immédiatement au diapason de nos solitudes, ̶ une note tenue, sur le fil de nos silences, suspendue, en équilibre entre la part invisible du langage et son crépuscule. Une expérience qui se renouvelle à la lecture de Dans la solitude des champs de coton (1985).
Ces deux textes, les plus beaux de Koltès, constituent un sublime diptyque du désir, deux textes qui ont la particularité de ne pas être présentés par l’éditeur comme des œuvres théâtrales : La Nuit s’ouvre de guillemets, sans aucune didascalie, et le bref texte introductif de La Solitude n’est pas une didascalie. Il est néanmoins évident que les pièces de Koltès sont autant des textes à mettre en scène que des œuvres destinées à la lecture.
La Nuit s’ouvre par ces mots : « Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut » (page 7). La Solitude par ceux-ci : « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir » (page 9). Tout est là, que ce soit dans le soliloque du narrateur de La Nuit privé d’état civil, « étranger », ou dans les deux blocs monologiques du Dealer et du Client de La Solitude, tout aussi anonymes : un lieu neutre, si important dans l’imaginaire koltésien, et la rencontre improbable sur le fil fragile d’une trajectoire secrète (que rien ne viendra élucider), une des clés de la dramaturgie koltésienne.
« Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut » : le temps du passé pour le récit et le segment « il pleut » au présent, une juxtaposition caractéristique de la langue de La Nuit, un flux verbal parataxique, avec, dans cet exemple, un présent déictique qui renvoie à la scène, au plateau, à un « ici et maintenant ».
Le narrateur a aperçu l’inconnu et cherche à le retenir par sa seule parole, une parole isolée, solitaire. Cependant, cette pluie les sépare, comme un voile, présente dès la première adresse jusqu’aux dernières paroles : « et puis toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie » (p. 63). Les guillemets se referment mais sans que l’auteur n’appose un point final à son texte. Seule la pluie met un terme à la pièce. Et le long cri d’amour reste ainsi désespérément sans réponse et son écho se répercute dans les dernières paroles de La Solitude : « Je n’ai rien dit » répète le Client, tel un constat tragique.
La rencontre improbable résulte d’une trajectoire, disions-nous, une trajectoire qui mène les personnages jusqu’à ces lieux qu’affectionne Koltès, « neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage » écrit-il dans La Solitude (p. 7), et à cette « cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux » (Ibid. p. 9), l’heure nocturne de la représentation théâtrale.
Arrêtons-nous sur cette heure spectrale « où plus rien n’est obligatoire qu’un rapport sauvage dans l’obscurité », comme le dit le Dealer (p. 22). Remarquons que l’obscurité est pourtant du côté de la salle et non de la scène. Dans ces deux textes, et particulièrement dans La Nuit, l’apostrophe a un double destinataire : le personnage hors scène auquel s’adresse le narrateur de La Nuit mais aussi le spectateur (ou le lecteur).

Ce rapport sauvage dont parle le Dealer n’est donc pas seulement celui qui le lie au Client mais également celui qui lie les comédiens présents sur le plateau aux spectateurs dans la salle obscure, ce que Patrice Chéreau et Richard Peduzzi ont amplifié grâce à leur dispositif scénographique pour la représentation de La Solitude au théâtre des Amandiers de Nanterre en 1987 : la disposition des spectateurs dans des gradins avec une sorte de rue au milieu renvoyait, en effet de miroir, à la confrontation du face-à-face sur scène.
Revenons à cette trajectoire qui conduit deux personnages à se rencontrer, des personnages que rien ne destine a priori à se croiser. Le Client dit : « […] je ne connais aucun crépuscule ni aucune sorte de désir et je veux ignorer les accidents de mon parcours. J’allais de cette fenêtre éclairée, derrière moi, là-haut, à cette autre fenêtre éclairée, là-bas devant moi, selon une ligne bien droite qui passe à travers vous parce que vous vous y êtes délibérément placé. » (p. 13)

La fenêtre éclairée attire le Client qui fuie l’ombre. On pense à Horn dans Combat de nègre et de chiens qui tente désespérément de faire sortir Alboury de l’ombre [1], ainsi qu’au personnage du Monsieur dans Roberto Zucco qui confie à Zucco : « me voici hors du monde, à cette heure qui n’en est pas une, sous une lumière étrangère, avec surtout l’inquiétude de ce qui se passera quand les lumières ordinaires se rallumeront […]. » [2]
Dans l’imaginaire koltésien, la lumière a une fonction quasiment métaphysique. Le Client dit : « et c’est pourquoi, par haine des animaux et par haine des hommes, je préfère la loi et je préfère la lumière électrique et j’ai raison de croire que toute lumière naturelle et tout air non filtré et la température des saisons non corrigées fait le monde hasardeux » (p. 24)
Nous pourrions penser que la lumière représente la raison et l’obscurité la passion. Mais la poétique koltésienne est bien plus subtile. Le Dealer dit au Client : « après avoir comblé les creux et aplani les monts qui sont en nous, nous nous éloignerons l’un de l’autre, en équilibre sur le mince et plat fil de notre latitude » (p. 12). Ce « mince et plat fil de [leur] latitude » pourrait être l’axe mystérieux de cette trajectoire dont nous parlions, le fil secret des antiques Parques qui manipulent nos destinées, cette « ligne droite, censée mener [le Client] d’un point lumineux à un autre point lumineux », et qui, « à cause [du Dealer] devient crochue et labyrinthe obscur dans l’obscur territoire » où le Client s’est perdu (p. 19). L’expérience de la rencontre infléchit nos destinées mais quelle est son issue ?

Le Client dit au Dealer : « Si vous avez perdu quelque chose, si votre fortune est plus légère après m’avoir rencontré qu’elle ne l’était avant, où donc est passé ce qui nous manque à tous les deux ? » (p. 54)
Comme l’écrit Lacan, « le désir est désir de désir », il « est la métonymie du manque à être ». Le désir naît d’un manque originel. L’objet du désir n’est jamais explicitement mentionné dans La Solitude, Koltès ne lui donne forme que dans la métaphore elle-même. Le sens du texte n’est pas dissimulé dans une sorte d’intention cachée de l’auteur, ni même dans l’interprétation arbitraire du lecteur ou du spectateur, mais il prend forme dans la langue poétique elle-même, et plus particulièrement dans la métaphore qui est évaporation, vapeur du langage.
Notre condition humaine ne nous distingue en rien de la condition animale. Le Dealer parle « des animaux insatisfaits et des hommes insatisfaits » (p. 11), rapprochant ainsi l’homme et l’animal au point de les assimiler, et évoque le manque originel, cette détresse ontologique. Je cite le Dealer : « la vraie et terrible cruauté est celle de l’homme ou de l’animal qui rend l’homme ou l’animal inachevé, qui l’interrompt comme des points de suspension au milieu d’une phrase » (p. 31).
Ce n’est pas un point final qui vient clore le texte de La Nuit mais la pluie et les guillemets qui viennent enfermer la parole solitaire du narrateur, le renvoyant à son solipsisme, ̶ notre condition tragique ̶, l’impossible rencontre avec l’autre. Dans La Solitude le Client dit « Je veux être zéro » (p. 52), avant de répéter à la fin de la pièce : « Je n’ai rien dit ». « Rien », réplique alors le Dealer. À quoi le Client lui répond : « Alors, quelle arme ? » (p. 61)

Le Client ne peut que constater : « Il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’amour. Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjà, parce qu’un homme meurt d’abord, puis cherche sa mort et la rencontre finalement, par hasard, sur le trajet hasardeux d’une lumière à une autre lumière, et il dit : donc, ce n’était que cela. » (p. 60)
Nous sommes condamnés à mort dès la naissance, ̶ être ou ne pas être. Nous vivons à rebours, selon une trajectoire tracée par un désir inassouvi, un manque originel impossible à combler que nous traînons de tout son poids, qui nous leste, nous ancre au sol, au plateau, aux gradins, ̶ une trajectoire qui ne connaît pour seule déviation que l’accident de l’amour et sa désillusion.
Je pense à ces mots que Koltès prononçait sur le théâtre, son questionnement sur la nécessité qui conduit les comédiens à entrer et sortir de scène [3] : autant la langue de Koltès ̶ éminemment poétique ̶, est le reflet miroitant et sublimé de la double énonciation propre au théâtre ; autant le dramaturge et poète a traduit (comme peu d’auteurs dramatiques avant lui) cette impérieuse nécessité de la scène dans la structure même de ces textes, structures qui font sens, ̶ un sens existentiel qui se dérobe aux personnages.
