Entretien avec Lionel-Édouard Martin par Ève Guerra

Portrait 2Écrivain, poète et traducteur, Lionel-Édouard Martin [1] vit en Martinique depuis 1998. Il est l’auteur d’une trentaine de textes, entre poésie et récit, dont Cor (publie.net, 2018), Icare au labyrinthe (éditions du Sonneur, 2016), et Zones d’arpentage et d’abornement, avec des illustrations de Marc Bergère (Le Réalgar, 2017).

On lui doit également une belle traduction des Sonnets à Orphée (Die Sonette an Orpheus) de Rainer Maria Rilke (publie.net, 2019). Dans le numéro 11 des cahiers d’artiste Voleur de feu, le poète s’associe à Véronique Lafont qui illustre ses Méditations pyrotechniques.

Rencontre avec un poète pour qui le monde, sans les mots, n’existerait pas.

En 2016, vous publiez un roman aux éditions du Sonneur, Icare au Labyrinthe, mettant en scène un poète d’âge mûr en pleine errance et qui persiste à vouloir écrire de la poésie alors que tout l’invite au contraire (marginalisation du genre, déconsidération des poètes et de la poésie). La métaphore du labyrinthe y fait doublement sens, puisqu’il s’agit d’une quête psychique (à quoi bon encore écrire des poèmes que personne ne lira ?) et physique (rejoindre le lieu d’une lecture) en compagnie d’une jeune femme dont on se demandera si elle est bien réelle ou si c’est une chimère. Lors de cette errance, que votre éditeur Marc Villemain avait qualifiée de Road trip, le personnage narrateur, que l’on devine être votre double littéraire, énonce l’un des socles fondamentaux de la poésie, à savoir que tout poète doit avoir une connaissance et conscience aiguës du monde, sans quoi la poésie devient impossible et est comme vidée de toute substance. Est-ce un point de vue que vous partagez avec votre personnage ?

1On a chacun ses références, n’est-ce pas, nourries par ses lectures, sa culture, et certaines sont parentes de ce que Charles Mauron nommait des « mythes obsédants » : ceux qui, dans le domaine artistique, structurent une œuvre en profondeur et lui confèrent une cohérence d’ensemble. Le labyrinthe est un de mes mythes personnels : il convoque l’Antiquité, Racine, Ovide, Brueghel et bien d’autres encore, en se dévoilant comme le lieu de l’errance inquiète, périlleuse (quelque part se cache un Minotaure), oblique et tendue vers seul un but : (s’)en sortir sans qu’il y ait progression si dans un labyrinthe entrée et sortie se confondent – on fait, pour tenter un oxymore, du sur-place en marchant. Cela focalise dès lors sur ce qui se passe à l’intérieur, sur les errements. Si je creuse un peu, j’y vois une allégorie de l’écriture, de celle au moins qui m’intéresse et que j’essaie de développer dans mes livres : j’ai pour principe de ne jamais rien planifier, d’écrire en écrivant, sans savoir où je vais. La conséquence, c’est que dans mes textes supposés narratifs on ne trouve guère d’intrigue, de nœud, de dénouement : pas de fil d’Ariane, rien de cousu de fil blanc, mais une embrouille de ficelles mal pelotées, du gros chanvre, de la filasse. Appelons cela « les mots » : ceux qui permettent de dire le monde (sans les mots, le monde n’existe pas, c’est de pouvoir le nommer qui lui confère une existence) et, par leur conjonction syntaxique, de lui donner du sens à mes yeux. Je ne dirais pas avec mon cher Rilke que « pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses » mais bien plutôt que pour écrire, vers ou prose, il faut voir les villes, les hommes et les choses avec des mots sur la rétine. Peut-être est-ce là cette « connaissance et conscience aiguës du monde » dont vous parlez à juste titre : cette alliance du voir et du dire, à laquelle on doit adjoindre l’entendre, parce que les mots s’interpellent du fait de leur substance sonore et contribuent à créer de la continuité poétique. « Aboli bibelot », écrivait Mallarmé ; « Affreux Alfred », disait Jakobson.

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Je remarque que nombre de poèmes, dans ce dernier recueil, Méditations pyrotechniques, et les précédents, pullulent de mots en lien avec le regard : poème 3, « on garde à l’œil », vers 3 (page 8) ou encore poème 15 (p. 24) « Dieux de l’Égypte à tête d’animal / méduse et l’autre échinoderme /venus tomber dans cette mer/ y cherchant quoi que le Nil ne leur donne/ : des corps peut-être & des faces humaines /pour n’être plus ni dieu ni bête : mais ce feu qui s’éteint dès qu’il touche les yeux » (vers 1 à 7). Diriez-vous, comme la philosophe Simone Weil, que le regard poétique est une pleine attention au monde et au présent ?

2Méditations pyrotechniques a pour origine un feu d’artifice réellement regardé (d’ailleurs daté, dans le sous-titre, du 30 décembre 2018 et tiré sur de la baie de Fort-de-France), dont l’observation déclenche des séries d’images (d’inspiration baroque) s’enchaînant les unes aux autres pour créer un seul et même poème en 20 courtes parties. C’est donc l’œil au ciel, si je peux dire, qui en est la source : l’œil qui scrute, interprète : Rimbaud « voyai[t] très franchement […] des calèches sur les routes du ciel », moi j’y vois des poissons, à chacun sa voyance ou ses illusions d’optique… Qu’en tirer comme enseignement ? Que, peut-être, un poème, dans la conception qui m’est propre, se définit comme une métamorphose du monde perçu, et cela par le truchement d’une langue particulière (pour moi, c’est le français) – une métamorphose, parmi toutes celles possibles que d’autres poètes, avec un autre regard et/ou parlant une autre langue, pourraient aussi révéler (dans l’acception photographique du terme). Je parle bien de métamorphose : il ne s’agit pas de tâcher de dire le monde comme il est – c’est assez vain, comme on sait, tout « réalisme » est subjectif –, mais d’en faire une transposition, de le faire passer de son état vu par un observateur spécifique à son état dit par ce même observateur mué en locuteur d’une langue tout aussi spécifique (c’est d’ailleurs cela qui rend la poésie, ou qui devrait la rendre, intraduisible). Donc : oui, pleine attention au monde et au présent, au sens où c’est l’immédiateté du monde qui, à l’écriture, s’impose, doublement médiatisé – et déformé – par le regard et le langage.

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Depuis 2004 et la parution de Disparue Caraïbe, votre poésie s’inscrit dans une topique particulière, qui est celle du lieu où vous habitez, la Caraïbe, plus précisément l’île de la Martinique. Nous retrouvons ce lexique encore une fois dans votre dernier recueil à travers la mention « Échinoderme », qui est un groupe d’animaux marins, parmi lesquels on compte les oursins, les étoiles de mer, les concombres de mer, entre autres. Pensez-vous que le travail poétique doit se nourrir du quotidien et de l’environnement immédiat ou est-ce qu’il peut puiser dans ce que l’on pourrait appeler l’imaginaire pur, comme l’ont fait les poètes décadents et symbolistes tels Maeterlinck ou Stuart Merrill ? Pensez-vous que ce type de poésie puisse encore être possible au XXIe siècle ?

3Imaginaire, non : je dis toujours – et ce n’est pas une coquetterie de ma part – n’avoir guère d’imagination mais que cette lacune se compense par une assez solide mémoire, à la fois personnelle et linguistique. Cela constitue pour l’écriture un bon arrière-plan, cela lui confère une perspective (comme on dit en peinture) ou encore une épaisseur. Le poème est, de nos jours du moins, un genre court et sa brièveté correspond bien à mon point de vue : celui de l’instant présent, du monde tel qu’il m’entoure à tel ou tel moment, celui du coup d’œil (en allemand, le mot qui signifie « instant », Augenblick, signifie aussi « coup d’œil », c’est une collusion sémantique qui n’est pas sans me plaire).

Quant à la Caraïbe : oui, je vis aux Antilles depuis plus de vingt ans, c’est mon univers quotidien, celui que j’inspire avec les yeux.

Pour en venir aux mouvements littéraires : ils s’inscrivent tous dans une histoire dont ils sont solidaires. Je doute qu’on puisse les transposer dans d’autres époques et d’autres lieux que ceux qui les ont sécrétés. Du reste, personne ou presque ne s’y trompe, ce qui s’écrit aujourd’hui de poésie n’a guère à voir avec ce qui s’écrivait à la fin du XIXe siècle. Il ne s’agit pas, bien entendu, de sous-estimer ces courants au motif qu’ils ne seraient pas contemporains, bien au contraire : à mon sens, il n’existe pas d’écriture naïve, spontanée, on écrit avec et contre et on ne peut écrire qu’avec et contre ce qu’on connaît bien : soit donc avec une culture poétique. Écrire de la poésie (c’est peut-être moins sensible en prose), c’est s’inscrire dans des continuités autant que dans des ruptures, cela suppose d’avoir beaucoup lu, et des textes de toutes les époques.

Dans ce nouveau recueil, Méditations pyrotechniques, publié au Voleur de feu en 2019 et composé d’alexandrins, vous rendez hommage à la grande tradition poétique tout en expérimentant une forme délaissée de la poésie, le treizain, même si l’on note un exemple célèbre, à savoir celui de Mellin de Saint-Gelais au début du XVIe siècle. Le treizain évoque aussi une cérémonie religieuse, à savoir les treize pièces du fiancé remises à la fiancée en vue d’un mariage qui permettrait de convoler en justes noces. Il se trouve par ailleurs que votre dernier recueil en collaboration avec l’artiste Véronique Laffont mêle expression poétique et picturale, en rappelant ainsi le lien étroit que la poésie entretient avec la peinture depuis l’Antiquité (ut pictura poesis, Horace). Diriez-vous que le choix de cette forme (le treizain) était délibéré ou plutôt qu’elle s’est imposée à vous à mesure que le recueil prenait forme ?

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Écrire de la poésie, c’est s’imposer des contraintes formelles – je ne crois pas qu’il puisse exister de poésie sans contraintes, pour au moins la bonne raison que la contrainte est féconde et qu’on aurait bien tort, dès lors, de s’en dispenser. Cela peut être les contraintes de la tradition, réglant le vers, la strophe, le poème, comme cela peut en être d’autres, plus singulières et qu’on ne doit qu’à soi-même. Ma poétique, si j’ose employer un bien grand mot pour ce qui me concerne, se fonde sur la poésie traditionnelle pour, la malmenant quelque peu, la façonner différemment – par exemple, je ne délaisse pas complètement la rime, « ce bijou d’un sou », comme il est fréquent de nos jours ; j’y recours même assez souvent mais pas en fin de vers : sous forme de rime interne, comme on dit techniquement – sous forme d’échos, comme je préfère dire. Le treizain, choix délibéré, fait partie de ces astreintes mais il n’est porteur en soi d’aucune symbolique : il s’agissait, dans Méditations pyrotechniques, d’écrire des poèmes comportant chacun treize vers et développant un système de sons et d’images créant l’impression d’un tout, d’une homogénéité, d’une finitude (comme dans un sonnet). Sons, images : la poésie comme résultante de la musique, de la peinture ? En tout cas, j’apprécie beaucoup de m’associer à des plasticiens : cela crée des résonances, donne de l’épaisseur aux mots, leur agrège de la couleur. C’est, du reste, un des thèmes de mon dernier roman, Tout était devenu trop blanc [publié aux éditions Le Réalgar – NDLR].

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Illustration © Véronique Lafont

Le titre du recueil, Méditations pyrotechniques, contient comme une forme d’oxymore, où le regard contemplatif du spectateur et poète fait face à l’explosion du monde et des formes. Ici, dans le poème, il s’agit d’un monde sous-marin, dont la vitalité est illustrée à travers le poème par un lexique décrivant comme une forme d’explosion, d’agitation ; sur la peinture, l’explosion s’exprime par le mouvement aérien des couleurs, comme si chaque poème ou tableau voulait rendre compte d’une ébullition ou d’une effervescence. Or, la première image qui nous vient à l’esprit lorsque l’on pense au monde sous-marin, c’est une forme de quiétude, de calme, sinon de silence. Pourquoi avoir fait le choix de cette métaphore ? Expliquez-nous ce qu’elle dit de ce monde sous-marin que vous tentez de décrire.

Le monde sous-marin se signale par son ambivalence : il donne autant l’impression de sérénité qu’il génère d’inquiétude, l’eau de mer n’étant transparente qu’en surface et devenant presque opaque en profondeur ; et c’est, différemment du ciel nocturne, un monde grouillant de vie, d’une vie tout à la fois claire et sombre : on doit pouvoir trouver plus agréable de nager parmi les néons que parmi les méduses ou les barracudas. En mer des Caraïbes, les poissons pullulent, très colorés, chatoyants : le moindre mouvement dans l’eau fait, pour reprendre votre terme, « exploser » leurs bans souvent denses, crée à l’horizontale un feu d’artifice aquatique. C’est une image qui saisit l’œil pour peu qu’on l’ait sensible, et qui convoque ce rapport réflexif entre le ciel et l’eau souvent mis en mots dans la poésie baroque du XVIIe siècle – à laquelle je me réfère avec plaisir. Dans toute son ambiguïté, l’eau, je m’en rends bien compte, est un de mes mythes obsédants, le principal, sans doute, présent dans tous mes écrits, narratifs comme poétiques. Maintenant, devrais-je chercher à en explorer la signification profonde, psychanalytique ? Je n’en suis pas bien sûr : nous vivons ensemble depuis longtemps déjà, dans un labyrinthe abyssal mais assez créatif. C’est là quelque chose qui me correspond – du reste, comme l’écrivait Mascaron, « la mer est un élément rebelle qu’on ne dompte pas aisément ».


Entretien réalisé par courrier électronique en janvier 2020. Propos recueillis par Ève Guerra. Photos de l’auteur DR.

[1] À lire, le blog de Lionel-Édouard Martin : lionel-edouard-martin.net


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