Dans je neige (entre les mots de villon) (LansKine, 2018) vous parlez de « la voix intérieure, celle qui nous habite et que souvent nous n’entendons pas, recouverte par l’usage » (page 48). Lorsque vous écrivez « La neige aussi / Nous déborde » (p. 18), ce « nous » inclut-il le lecteur ? Car, si écrire permet au poète d’entendre cette voix intérieure, qu’en est-il en effet du lecteur ? Comment accède-t-il à sa propre voix « recouverte par l’usage » ?
J’emploie rarement le nous sans toutefois le refuser. Ma perception du collectif est celle de singularités réunies. Il y a une tendance aujourd’hui à une « généralisation », à un nous qui serait aussi automatique et « fourre-tout » que le je l’était devenu par excès de subjectivisme. Nous avons tous conscience de vivre une période où le modèle capitaliste et consumériste occidental ruine la vie sociale et écologique mais aussi la vie des idées et des sentiments. Le recours systématique au nous de la part de poètes ne me semble pas pour autant une réponse appropriée aux attaques de l’époque, pas plus que ne le serait une écriture purement objectiviste. Même si l’usage du je a pu conduire à des excès, il est pour moi illusoire de croire qu’un nous nous mènerait à l’expression d’un collectif plus politique. On peut passer d’une forme de cucuserie sentimentaliste à la première personne du singulier, à une cucuserie pseudo-politique à la première personne du pluriel. Tout dépend de ce qu’on fait du pronom. Comme on le sait bien, il y a des nous qui masquent un je, et des je qui sont les autres voire des objets. Je suis assez proche de la position de Frank Smith notamment dans Chœurs politiques, qui envisage une collectivité et un pluriel à partir d’une multitude de singularités.
Il est important pour moi de ne pas écrire de façon désincarnée, de laisser la possibilité du je, comme ouverture vers plus que soi, sans fermer aucune des autres perspectives : ils-elles, vous, nous, tu et il ou elle. Ou encore des grammaires inventées comme jl dans kaspar de pierre une quatrième personne du singulier, le ielle que j’emploie à un moment dans les corps caverneux entre il et elle, ou encore le on qui me semble plus objectivant et prudent que le nous, sans oublier les points de vue objectifs et impersonnels qui sont à l’œuvre dans mon écriture, une manière aussi de faire entendre la polyphonie du monde et l’écart entre voix animées et inanimées.
Quand j’écris « La neige aussi / Nous déborde », il s’agit bien sûr d’une main tendue au lecteur. J’évoque la neige, seule matière commune entre l’époque de Villon et la nôtre. La langue a changé mais la neige est là, même s’il neige moins à l’époque de l’Anthropocène ! Néanmoins cette neige commune existe et ce nous existe. À ce moment-là. Il est une sorte de moment monodique. De fusion. À la différence du on qui peut désigner une pluralité discordante. Ce nous est alors un pont précaire dans le temps mais aussi, à un moment, une réduction du polyperspectivisme, une vue « commune », oui. Ce qui est parfois nécessaire mais auquel il faut avoir recours avec grande prudence. Ce jeu sur la focalisation permet au lecteur d’avoir une mobilité qui était aussi à l’œuvre dans la poésie de Villon et qui rend vigilant.

Vous dites qu’il y a plusieurs voix chez Villon. N’en est-il pas de même chez vous ? Cette polyphonie ne serait-elle pas constitutive de la singularité de toute vocation poétique ?
Dans sa poésie, Villon polyphonise le monde. La vocalité de sa poésie est complexe : elle comporte encore des schémas de poésie orale tout en étant très écrite déjà, elle est dans cette tension permanente entre oralité et scripturalité. Elle y donne voix aussi bien à des objets dépréciés qu’à des personnes qui n’apparaissaient pas dans la poésie écrite de l’époque. Quant au moi qui figure dans ses poèmes, il y est multiple, protéiforme et devient verbe commun, « villonner », et toutes les variations qu’il opère à partir de ce nom. Comme il disperse ses objets fictifs dans le Testament, Villon se dilapide, prend le nom propre pour en faire des noms communs, mais aussi avec ce commun faire du singulier. J’ai une affinité profonde avec la vocalité chez Villon même si la mienne s’architecture différemment et répond à un autre « présent ». Il y a même dans mes textes à la première personne, un éclatement de la voix, une multiplication des points de vue. Une mobilité de l’écriture vocale. Les voix ne sont pas des voix-personnages ! Il y a dans chaque texte une autre construction de la vocalité, qui recouvre une dimension visuelle, plastique, mais aussi grammaticale, ou quasi-filmique avec des voix-commentaires en off, des voix depuis le hors-champ visuel, des décentrements, des statuts de voix différents.
Il y a de multiples vocalités dans toute écriture : les fameuses « voix sous le texte ». Cela ne veut pas dire pour autant que ces voix fassent signe vers la musique ou vers du son. Parfois on réattribue aussi du lyrisme à des auteurs qui souhaitaient l’éradiquer ou jouaient la dimension plastique contre la dimension sonore. Dans le roman également, j’apprécie des écritures très polyphoniques, celle de Thomas Bernhard, de Claude Simon, de W.G. Sebald, de Josef Winkler ou encore d’Antoine Volodine par exemple, dans la poésie, je pense bien sûr à Thomas Kling, ou encore à Gherasim Luca, à Christophe Tarkos et bien d’autres encore.
Fondamentalement, toute écriture est nécessairement liée au son et à la vision, mais toute écriture n’est pas systématiquement polyphonique. Il y a des écritures radicalement monodiques. Villon était baigné de polyphonie musicale et l’éclatement de la vocalité ne m’étonne guère chez lui, de ce point de vue aussi. Ce n’est pas un hasard si l’avènement musical de la monodie et de l’opéra (genre bourgeois par excellence) depuis 1600 jusqu’à 1900, les heures de gloire du lyrisme musical, va de pair avec un renforcement toujours plus grand au fil des siècles de la focalisation sur la subjectivité dans l’écriture poétique et romanesque. La critique objectiviste de l’épanchement au XXe siècle a eu plusieurs mérites, dont celui de faire entendre des voix autres : celles des objets de Ponge ou des documents d’archives chez Reznikoff. La musique contemporaine, elle aussi, a renouvelé son approche de la vocalité, cela va de pair, on peut capter la voix d’une pierre aujourd’hui et la transformer électroacoustiquement : dans Back into nothingness, monodrame pour une voix, chœur et électronique que j’ai réécrit à partir de kaspar de pierre, la compositrice Núria Giménez-Comas et moi avons travaillé la dimension polyphonique via le chœur, mais elle a aussi mêlé une vocalité du nuage ou de la pierre aux voix de kaspar. C’est cette tension entre une poésie sans sujet et une poésie incarnée qui permet, à mes yeux, d’appréhender les tensions du réel.
Dans la première partie de je neige (entre les mots de villon), la mise en page fait sens, autant que le texte lui-même, comme si elle avait été pensée, comme si l’agencement et la distribution sur la page des noirs, leur soudaine densité, ainsi que la répartition des blancs, faisaient partie intégrante de votre écriture. Je pense par exemple aux pages 22 et 23, et à la page 27. Lorsque vous parlez de la plasticité de la langue, pensez-vous également à la mise en page ? Est-ce que le blanc de la page fait également partie de votre écriture ?
Si j’entends l’écriture, je la vois aussi typographiquement. La typographie est un élément qui participe du son, du rythme, de la ponctuation. J’ai eu avec kaspar de pierre et je neige la chance que mes éditeurs me suivent dans cette répartition des blancs et ce partage typographique des voix. Dans marie weiss rot / marie blanc rouge, où le texte allemand et le texte français sont publiés tête-bêche, les deux « versions » se rejoignent au centre du livre sur trois pages blanches, sorte de grand fondu au blanc. Ça n’était pas simple éditorialement et ces projets se fondent sur la confiance.
J’alterne les rythmes. Je n’écris pas de poèmes « isolés » et mes livres ne sont pas des recueils de poèmes mais des livres de poésie, quelquefois des récits. Je joue sur différentes temporalités, celle du livre, de la séquence, et aussi celle de la page, alternant écriture en prose et poèmes qui surgissent à contre-rythme. Pour marquer ces alternances, un travail sur la mise en page est important, même si c’est un travail a minima.
Je n’écris pas de poèmes typographiques, l’écriture est première. Ce n’est qu’après que je pense la disposition sur la page : les tensions à l’œuvre dans le texte sont ainsi visibles. Je cherche à organiser le rythme qui est déjà celui du texte. Celui-ci en effet ne se borne pas à des répétitions, ce dont je me méfie comme effet souvent trop facile : la disposition sur la page permet de répartir les blancs et les noirs, de créer des tensions aussi entre des blocs de prose et l’émergence d’un poème, de tenir un équilibre-déséquilibre de la voix, de souligner un mouvement de dispersion, de désensevelissement à l’œuvre dans le texte.
« Pour un mot inarticulé / qui, magie blanche / s’écrit », lit-on p. 26. Vos blancs représentent-ils l’informulé ?
J’ai une obsession pour le blanc, en effet : d’un point de vue musical, plastique, poétique et filmique. Il y a une polysémie du blanc à l’œuvre dans mes textes, des tensions qui se jouent. J’aime les bruits blancs en musique mais aussi les fondus au blanc dans Effi Briest de Fassbinder. Entre autres, les vitraux blancs de Soulages.
Les blancs dans mes textes sont souvent des ponctuations, des silences quasi musicaux indiquant des longueurs, des tenues de silence. Mais ils peuvent être parfois des fondus au blanc, qui permettent d’atténuer une saturation de langue, le souvenir d’un vers s’estompe ainsi par la vue du blanc avant que l’on revienne en langue. D’autres fois, le blanc est une menace, une disparition, un effacement sonore et visuel, comme c’est le cas pour le je absent de kaspar de pierre, figuré par un espace vide. Il peut être encore un son blanc ou un silence relatif, où le lecteur n’entend plus que sa respiration, ses bruits intérieurs et plus ceux du livre. Quelquefois, un blanc, c’est l’absence de langue, la difficulté à formuler que marque un mot, il peut aussi marquer un son traumatique. Parfois, c’est tout cela à la fois, c’est au lecteur d’en faire l’épreuve.
Dans je neige (entre les mots de villon) vous parlez de « la faille de dire ». En quoi dire serait une faille ?
La faille de dire, pour moi, c’est le contraire de l’épanchement néoromantique. On peut partir d’une entaille dans une personne ou dans une situation, partir du petit bout de la lorgnette donc, mais considérer que cette entaille n’est pas le début d’un épanchement, d’une polarisation mais au contraire une ouverture vers une pensée-sensation. Ainsi, les faits divers sont-ils des entailles dans l’ordre des choses. Les fissures permettent d’apercevoir le monde de biais, de faire dérailler l’ordre des choses et d’ouvrir le champ / chant.

Une réflexion sur “Entretien avec Laure Gauthier (deuxième partie)”