Le Jour où le désert est entré dans la ville de Guka Han

Image CouvDans ce premier livre de Guka Han, les huit pièces qui composent Le Jour où le désert est entré dans la ville sont placées sous la tonalité du ré mineur. Le recueil s’ouvre par une pièce introductive intitulée « Luoes », anacyclique de Séoul, ville d’où l’autrice est originaire.

De même que Duras indique à ses lecteurs comment lire Moderato cantabile en précisant dans le titre le rythme, modéré et chantant, sur lequel doit être lu son roman, Guka Han donne une indication claire de l’intention à l’œuvre dans Le Jour où le désert est entré dans la ville dans le titre du prélude : une vision inversée.

Car ce n’est pas tant l’étrangeté qui se révèle inquiétante dans ce livre que la normalité, — l’inquiétude du même plus que de l’autre ou du double (l’autre soi-même). Dans Le Jour où le désert est entré dans la ville la terreur ne provient pas d’un je qui serait devenu autre mais de l’autre qui devient je (« les masses de voyageurs aux costumes monotones, interchangeables » p. 104 ; « […] ils se tournent tous ensemble vers vous. Six cents huit yeux vous regardent. » p. 46), ­— terreur de l’invasif ­—, de la désertification du moi, évoquée dans le titre du recueil.

Les personnages n’ont pas de nom. D’eux, on ne sait ni l’âge, ni à quoi ils ressemblent, ni même parfois s’il s’agit d’une femme ou d’un homme. Ces différentes voix narratives sont transgenres, ce qui intéresse l’autrice étant la plasticité du moi.

Du rêve et du cauchemar, omniprésents dans l’œuvre, Guka Han reprend à son compte la logique narrative. Le caractère onirique, qui marque si profondément les huit textes, est souligné par les nombreuses occurrences du rêve et du réveil [1] :

« Vous vous réveillez en sursaut. […] Vous vous pincez la joue en espérant vous réveiller encore une fois, mais vous ne ressentez qu’une douleur aiguë. Il n’y a pas d’autre réel où vous réfugier. » (p. 47)

« Vous vous demandez si vous rêvez en ce moment même, ou bien si vous êtes déjà morte. » 42

Dans cette vision inversée à l’œuvre dans ce livre, la séparation entre la vie et la mort devient poreuse :

« Si le passage de la vie à la mort pouvait être parcouru en bus, je pense que le voyage ressemblerait à celui-là : un défilé de paysages plus monotones les uns que les autres, une route si lisse qu’elle ne produirait pas la moindre vibration, un itinéraire suivi au centimètre près, et à bord, aucun bruit, pas même un chuchotement. » (pp. 11-12)

Le bruit (ou son absence) est un leitmotiv essentiel pour déchiffrer la partition de cette symphonie pour soliste. Le solipsisme qui imprègne l’œuvre se révèle dans le rapport sonore au monde extérieur, — les motifs secondaires du sable et de la neige n’étant que des transcriptions métaphoriques du bruit (neige = bruit blanc [2]).

Dans la bien nommée « Fugue », lorsque le narrateur vide ses poches, l’autrice évoque le « bruit liquide » émis par les « pièces qui avaient pesé lourdement sur [lui] » (p. 65). Cette image de parturition pourra sembler étrange. Elle est pourtant une clé de l’œuvre.

C’est dans la pièce « Ouïe », que Guka Han aborde de manière la plus explicite le lien entre la vie intra-utérine et le rapport de ses personnages au monde extérieur, rappelant dans l’incipit que « l’ouïe est le sens le plus aiguisé du fœtus » (p. 81). Lorsque la narratrice devient sourde, elle accepte sa surdité qui lui permet de « [s’]isoler des bruits du monde qui [l’]entourait » (p. 88) :

« Seuls quelques sons indéfinis, très bas, me parvenaient encore, des espèces de bruissements ou de pulsations infimes qui ne me dérangeaient pas. C’était une autre musique, plus brute et plus fondamentale que celle de mes disques. Elle venait de l’intérieur, c’était mon propre corps qui la sécrétait. » (p. 88)

Cette intériorité, c’est ce que la narratrice appelle « le monde blanc » (p. 91) dans lequel elle dit se sentir chez elle, se demandant si elle aussi « ne finir[a] pas par devenir blanche comme neige » (ibid.) : un retour fantasmé à la vie intra-utérine.

« À l’instant où j’ai passé la tête dehors, un vent chargé de sable m’a fouetté le visage. Autour de nous, je n’ai rien vu d’autre que la surface du tarmac et le désert qui semblait l’entourer de toutes parts. Au loin, les dunes de sable étaient grisâtres et sombres. Personne ne disait rien. Dans ce paysage indéfini, les mots étaient comme engloutis avant même d’être proférés. » (p. 94)

Dans Le Jour où le désert est entré dans la ville l’écriture trempée dans les lumières électriques des villes devient cette chose qui remue. Le froid. La mort. L’âme humaine. L’exil. La neige.

Un autoportrait.


Guka Han, Le Jour où le désert est entré dans la ville, collection Chaoïd, Verdier, janvier 2020

[1] Notamment pages 25, 27, 47, 75, 91, 95, 97, 102 et 113.

[2] « Les bruits ambiants se sont assourdis, comme s’ils avaient été recouverts d’une couche de neige. » (p. 83)


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