Entretien avec Laure Gauthier (troisième partie)

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Maison de la Poésie de Paris, octobre 2019 © Marina Samoilenk

Vous êtes en résidence à l’espace associatif l’Achronique depuis septembre 2019. Le sujet de votre résidence porte sur le rapport entre poésie et réel par le prisme du fait divers : que peut la poésie face au fait violent qu’il soit intime ou politique et contre la « fait-diversification » de la langue ?

Oui, je suis en résidence à l’Achronique jusqu’à fin juin 2020, accueillie par la plasticienne Caroline Guth qui travaille sur l’idée de l’in-actualité et qui a créé récemment une revue, les Cahiers A’chroniques, dont le prochain numéro sera consacré à ma résidence « poésie et faits divers ». Durant cette année, j’ai tenté d’interroger l’évolution du fait divers dans son traitement en littérature : il est cet accident inclassable, souvent violent, qui est une entaille dans l’ordre du monde. Avant la psychanalyse, le fait divers a inspiré de nombreux récits transgressifs, où la petite histoire permettait de voir dérailler la grande, comme dans Le Rouge et le Noir. Mon idée était de reposer la question à l’heure de la « fait-diversification » généralisée des médias où tout, ou presque, est traité de façon sensationnelle : donc, contrairement au fait divers, qui, par le minuscule, permet d’apercevoir un phénomène plus général, la fait-diversification réduit par voie de rhétorique sensationnelle un fait politique ou de portée générale à un fait particulier et intime. La cité dolente est construite à partir de faits divers réels ou fictifs, kaspar de pierre est écrit à partir de l’histoire de Kaspar Hauser, le premier fait divers européen médiatisé, et les corps caverneux, que j’écris en résidence, fait intervenir des faits divers comme des écrans qui interrompent le récit poétique. Le fait divers et son traitement m’intéressent car ils révèlent le rapport de notre société à la violence intime et collective, ils posent la question de sa (re)présentation. Je souhaitais interroger ce que les poètes en font aujourd’hui, car on associe le traitement du fait divers au prosaïque et donc, communément, à la prose. C’est pourquoi, j’ai choisi d’inviter d’autres poètes à dialoguer avec moi dans le cadre de cette résidence (Séverine Daucourt, Marie de Quatrebarbes, Frank Smith, François Bordes, Christophe Manon ainsi qu’Arno Bertina [1]) et d’interroger, à partir de la question du fait divers, non seulement le positionnement de l’écriture poétique par rapport à la violence intime ou politique, mais aussi le rapport de l’écriture au réel et donc nécessairement le lien entre poésie et politique.

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Rencontre à L’Achronique avec Christophe Manon, Paris, février 2020. Photo DR

Pouvez-vous nous parler de votre texte Les Corps caverneux en cours d’écriture ?

Les corps caverneux constituent un récit poétique construit en huit séquences. Le titre fait allusion au désir sexuel dont la force insurrectionnelle se manifeste dans le livre, notamment dans la séquence « désir de nuages » mais aussi dans « les corps cav ». Néanmoins, derrière l’allusion à nos anatomies désirantes, les corps caverneux désignent ici, avant tout, les cavernes en nous par analogie avec les cavernes préhistoriques : les corps caverneux sont ces espaces vides, ces trous ou ces failles, que nous avons tous en commun et que notre société de consommation tente de combler par tous les moyens : achats, faits divers, etc. Il ne s’agit pas de cabanes, de lieux précaires et provisoires à habiter hors de nous, mais d’espaces solides et intimes à défendre avant que d’aller lutter à l’extérieur. Dans chacune des séquences est évoquée une nouvelle attaque dirigée contre ces espaces intimes de respiration et de liberté ; en réaction, une musique émerge, une musique de nos cavernes, qui nous permet de nous cabrer et de rester vigilants : « rodez blues », « epadh-mélodie », « une rhapsodie pour qui » etc. Chaque séquence est écrite de manière radicalement différente. Ce sont huit musiques de nos trous, huit versants d’une attaque dirigée contre nos intériorités et notre langue. Les corps caverneux est un projet qui rompt par plusieurs aspects avec mes livres précédents. Néanmoins, dans tous mes récits et livres de poésie se pose la question de l’ensevelissement en règle opéré de l’extérieur sur l’intime de l’individu.

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Vous qui avez bénéficié de programmes de résidence, que pensez-vous de ces lieux de travail ainsi que des bourses d’aides à la création ? Sont-ils aujourd’hui indispensables à l’exercice du métier d’écrivain ?

Cette question est complexe : le poète ne peut pas vivre que de son écriture, c’est impossible, tant les tirages sont limités et le statut d’intermittent n’existe pas pour les auteurs, nous condamnant soit à l’extrême précarité soit à avoir un autre métier. C’est bien sûr dommage et dommageable, mais l’écriture n’est pas reconnue comme les autres arts dits du « spectacle » : elle ne se mon(s)tre pas de la même façon. Les résidences rémunérées sont essentielles à la fois pour les poètes qui vivent exclusivement de leur écriture et pour d’autres, nombreux, qui, comme moi, peuvent, grâce à une Résidence Ile-de-France, se mettre à temps partiel de leur autre activité afin de se consacrer, dans la continuité, à l’écriture d’un livre. C’est également très important d’être accueillie dans certaines résidences de façon sporadique pour pouvoir mener à bien une phase d’écriture, trouver le calme nécessaire et s’arracher aux contingences. Travaillant dans un cursus d’art contemporain à l’université, je ne peux pas postuler à la plupart des résidences, je dois trouver des moyens de dégager du temps et me concentrer sur des résidences de courte durée. Je n’ai jamais postulé à des bourses, mais je le ferai, car je m’épuise à tout mener de front et je ressens plus que jamais le besoin de continuité. Je privilégie à ce titre les programmes de résidence qui me laissent carte blanche et sont là pour soutenir le projet et la phase de conception.

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Rencontre à L’Achronique avec Arno Bertina, Paris, mars 2020. Photo DR

Nous vivons dans un monde hyperconnecté dans lequel prévaut l’immédiateté de l’accès à l’information. Les journalistes utilisent les réseaux sociaux, ainsi que les hommes politiques. Le discours politique tient désormais en un seul tweet. La littérature quant à elle a besoin de temps, plus encore la poésie. Quelle est, aujourd’hui, selon vous, la place de la poésie dans nos sociétés hyperconnectées ? Comment la langue peut-elle être force de résistance ?

L’enjeu est de lutter, de créer des digues, des jachères, des remparts, de détourner les moyens nouveaux de « communication » en luttant contre la langue de l’efficacité. Il y a toujours eu des tyrannies exercées sur la langue, la langue du pouvoir monarchique, celle de l’Eglise ou de la morale bourgeoise, celle des corporations ou des métiers, les exemples sont nombreux. Il a toujours été difficile d’échapper à la logique identitaire de la langue, et la poésie est souvent venue troubler le jeu, apparue comme une entaille possible dans l’ordre linguistique établi, c’était le cas de Villon déjà. L’attaque actuelle la plus violente vient, à mes yeux, de la politique de distribution. Les décideurs culturels, les firmes qui gèrent la culture de nos sociétés de consommation, en privilégiant ce qui se vend facilement, désossent tout ce qui résiste. Tout ce qui peut sembler complexe, se vendant moins facilement, est réduit à des réseaux de distribution absolument confidentiels auxquels la plupart de la population n’a pas accès. Ceux qui échappent à la culture de la grande distribution, et donc à la langue majoritaire, sont une minorité de personnes qui ont pu se constituer grâce à d’autres canaux, donc des personnes privilégiées culturellement et socialement.

2Si notre société de consommation occidentale a ruiné l’écosystème en un demi-siècle et tué la moitié de la faune et de la flore, elle a aussi détruit la moitié des langues de la planète et la moitié du vocabulaire actif de chaque personne, rendant difficilement praticable dès lors l’accès à la littérature. Évidemment, sur les réseaux, la même logique sévit : sur Tik-Tok, Instagram ou Facebook ceux et celles qui veulent obtenir une popularité à coup de likes ou je ne sais quoi, doivent suivre les grands standards, se conformer. Qui se conforme est distribué, relayé. Ce contre quoi on doit lutter à mains nues.

La poésie donne vie aux termes qui sont hors du champ de l’efficacité et ces termes ouvrent des pans entiers de la pensée occultée. Elle demande de s’affranchir de la langue « pop » au sens d’appréciée par le plus grand nombre : aujourd’hui il est chic pour des auteurs comme pour des chercheurs de parler comme dans des séries, donc le capitalisme a réussi sa manœuvre, nous vendre de la conformité en la faisant passer pour de « l’indé(pendance) » en kit. Et en s’exprimant autrement, on devient presque suspect. La dé-singularisation de la langue est une grande menace. Le poète est en passe de devenir ce que j’appelle dans les corps caverneux « le clochard du monde ». Pourtant, on ne peut pas penser librement si on ne fait pas un pas de côté hors de la langue d’habituation, hors de la langue maternelle vers la langue de l’autre. Cet effort de langue qui semble à beaucoup hors d’atteinte est pourtant nécessaire, particulièrement à une époque de recul de démocratie.

La poésie est-elle le dernier lieu de l’engagement politique en littérature ?

Il s’agit davantage de vigilance et de capacité à repenser le monde, à se cabrer, que d’engagement au sens strict : j’effectue une distinction entre un art engagé et une poésie vigilante. Je pense à cette distinction déjà opérée par Heinrich Heine dans le Paris de 1830-1840, où lui ne se voit pas comme poète engagé mais poète vigilant, en alerte face aux dangers, notamment ceux du nationalisme dans l’Europe de son temps. Son art n’était pas au service d’une cause politique même s’il exprimait les désordres de son temps. La poésie est un art particulièrement vigilant car ce qui se passe, se passe en langue, et la langue est poétique quand elle échappe aux syntaxes et aux assignations habituelles.

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La poésie nous donne un lieu où respirer, où nous protéger, et en même temps un accès à l’altérité, elle arme notre capacité de résistance et de pensée, nous rend vigilant aux tendances pétrificatrices et totalitaires : c’est ce double mouvement qu’évoque Philippe Beck dans son essai La berceuse et le clairon, postulant une poésie qui, certes, accepte de nous bercer face aux malheurs du monde, mais sait aussi sonner l’alarme quant il faut lutter. Cette tension-là me semble non pas exclusivement, mais particulièrement à l’œuvre dans la poésie, si tant est que celle-ci ne tourne ni à un formalisme vide ni à un joli escapisme. Les proses qui ne nous détournent pas à force d’identification, de bons sentiments, sont aussi des espaces de vigilance, je pense aujourd’hui notamment à celle d’Elfriede Jelinek, d’Arno Bertina ou de Lucie Taïeb.

Vous interdisez-vous quelque chose quand vous écrivez ?

4Dans la phase d’écriture, je vais là où ça m’appelle. Et l’écriture déjoue les interdits, ignore les surmois. Elle est transgressive, radicalement. En revanche, bien sûr, on se fixe des bornes, des limites, c’est autre chose, de consenti, de choisi.

Ce que je m’interdis en revanche, c’est de devoir « produire » : je trouve que notre société de consommation pousse tout le monde, y compris les poètes à prouver sans cesse qu’ils sont là, à ce qu’ils écrivent de plus en plus rapidement, publient à des rythmes qui ne permettent pas d’approfondir l’écriture : un ou deux livres par an est à mes yeux une folie. La même excroissance se produit dans la production poétique que dans le reste de la société. Je crois à une décroissance nécessaire, dans tous les domaines. Certes, parfois, cela arrive que ce rythme soit nécessaire, mais dans la durée, c’est suspect : c’est aussi une responsabilité des auteurs de parvenir à échapper à cette surenchère. Sans doute publier non-stop rassure certains, permet d’avoir des notes de lectures, des invitations à des lectures.

Je crois que c’est mon seul interdit : je m’interdis d’écrire pour me rassurer. C’est la raison pour laquelle, je laisse du temps, cela peut être deux ou trois ans, cela dépend des projets entre deux livres. Je les retiens, les laisse reposer, les reprends. Dans ces phases entre deux livres, je préfère remettre en jeu le sens et envisager des projets collectifs, faire des rencontres où je suis poussée à me poser d’autres questions, plutôt que d’enclencher aussitôt l’écriture d’un nouveau livre. J’en ai actuellement deux dans mes tiroirs. Je les fais vieillir. Voir s’ils tiennent le temps. 

Vous avez conçu et animé de 2017 à 2020 à l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) un séminaire visant à rapprocher poésie et musique contemporaines, et avez collaboré avec plusieurs compositrices et compositeurs tels que Fabien Lévy, Núria Giménez-Comas, Xu Yi, Arturo Fuentes et Pedro Garcia Velasquez. Comment la langue poétique peut-elle aujourd’hui être dans le temps présent de la scène sans être dramatique ou lyrique ?

5Ma poésie n’est pas lyrique au sens de l’usage néo-romantique d’un épanchement subjectif. En revanche, je n’exclus pas le lyrisme au sens d’une poésie faisant signe vers le chant ou la musique, bien au contraire ! Il y a dans mes textes un « tempo de la pensée » à l’œuvre pour reprendre l’expression de Patrice Loraux, une musique qui transporte une vision du monde. Ce qui fait signe vers la musique n’est pas que la répétition, dont je fais un usage restreint et à chaque projet renouvelé, cela peut-être le travail sur la texture, la couleur, l’image musicale, le rythme, le temps, le silence, le montage… Ce que j’appelle un lyrisme transsubjectif, la dimension polyphonique de mes textes, c’est bien ce chant possible et sporadique : un contre-rythme du monde, menacé, minoritaire mais possible, qui intervient donc comme une émergence : ce sont des moments d’ouverture et de philanthropie, des entailles qui ouvrent vers une pensée plus générale. Le chant, c’est alors une question en suspens adressée à tous.

Par ailleurs, si mes textes ne sont pas dramatiques au sens strict, cela n’exclut pas qu’ils recouvrent une dimension « dramatique » au sens où quelque chose se trame dans le temps ; quelque chose traverse le temps du livre, des menaces pèsent, en revanche ce qui se passe se passe dans la langue et dans la voix, et non pas dans des actions : c’est le cas de kaspar de pierre comme dans sa réécriture pour la scène avec Núria Giménez-Comas pour Back into nothingness, un monodrame pour voix, chœur et électronique de 40mn créé en 2018 au TNP avec une installation scénique de Giuseppe Frigeni [2] : kaspar évolue dans différents espace-temps. Il ne s’agit pas d’un personnage, on n’est pas à l’opéra, genre de la monstration, de l’extériorité, mais dans un déroulement intérieur : marche 1, maison 1, abandon 1, diagnostic 1, maison 2 etc.

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Back into nothingness, TNP, Villeurbanne, mars 2018 © François Volpe

Je collabore avec plusieurs compositeurs et compositrices que vous avez nommés : il s’agit de rencontres importantes qui se construisent dans le dialogue et le temps. Ces artistes élaborent avec moi un projet, nous sommes alors co-auteurs d’un projet transmédial. Je ne suis pas librettiste et je n’écris pas de scripts fonctionnels, mon but n’est pas de donner de la matière chantable à un répertoire musical, mais de penser une œuvre multimédiale, de renouveler les images sonores, la pensée du temps et de l’espace poétique dans le temps présent de la représentation, et d’expérimenter de nouvelles voies pour la voix : ce travail « au projet » n’est pas beaucoup dans les habitudes françaises, surtout dans le domaine musical, mais fort heureusement les choses commencent à évoluer et l’on trouve des structures ouvertes prêtent à collaborer et à considérer les différentes disciplines de façon déhiérarchisée.

Afin que ce qui fait signe vers la musique dans un poème soit contemporain, il faut dialoguer avec tout le champ artistique d’aujourd’hui, savoir où le langage de l’autre en est. Réamorcer le dialogue, même si je reconnais que le refermer à un moment a pu être nécessaire suite aux excès du lyrisme. C’est dans cette perspective que j’ai créé avec Philippe Langlois un séminaire « poésie et musique » à l’Ircam à partir de 2017-2018, dans lequel je travaille chaque année avec les 10 compositeurs du cursus Ircam. Il s’agit de créer des esquisses, d’expérimenter de nouvelles façons d’imaginer la voix et de collaborer avec des poètes contemporains : j’ai pu les mettre en lien avec Katia Bouchoueva, Philippe Beck, Dominique Quélen, Sereine Berlottier, Rim Battal, Jérôme Game, Lucie Taïeb, Séverine Daucourt ou encore Christophe Manon et certains ont collaboré avec les poètes jusqu’à présenter une œuvre dans le cadre du Festival Manifeste. J’arrête l’an prochain, car mon idée n’est pas d’institutionnaliser quoi que ce soit, mais seulement de créer des ponts à un moment, de renouveler la pensée et le dialogue, de poser des questions à vif. Je poursuis ce travail par une série d’entretiens que je mène sur les liens « poésie et musique aujourd’hui » en collaboration avec Sébastien Rongier pour la revue Remue.net [3].

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Back into nothingness, Festival Archipel, Genève, mars 2018 © François Volpe

Il est temps également de dépasser le clivage entre poésie sonore et poésie écrite : les poètes sonores, qui font de la musique tous seuls, étaient longtemps les seuls conviés à des collaborations dans le domaine de l’art contemporain. Il est urgent de sortir de ces clivages et de considérer que les poètes pensent le son, l’espace de l’œuvre, la voix. C’est valable dans le champ de la musique, comme dans le champ de l’installation multimédia auquel je m’intéresse tout particulièrement.

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Quel lien unit vos différentes créations, que ce soit celles conçues pour la scène, vos installations et vos livres ?

Chaque livre que j’écris est un chantier qui soulève la poussière à un endroit infréquenté et pose ainsi un faisceau de questions notamment à notre société mais plus généralement à l’être humain ou encore à la représentation. Mais quand j’ouvre un chantier, comme celui de la cité dolente, de kaspar de pierre, de je neige (entre les mots de villon), ou encore plus récemment des corps caverneux, je remets les questions en circulation, je jette à nouveau les dés en engageant des collaborations avec des compositeurs, des plasticiens, ou encore des éditeurs, des vidéastes ou des traducteurs : chaque livre donne lieu à certaines interrogations, mais en changeant de forme, je dois remettre en jeu le sens. Le réarticuler autrement, c’est apercevoir d’autres versants des mêmes questions auxquels je ne pouvais avoir accès qu’en transformant le projet, qu’en l’envisageant à plusieurs, autrement. Chaque œuvre est ainsi repensée, réécrite : je travaille avec mes traducteurs aux traductions, avec des compositeurs à des œuvres vocales, avec des plasticiens à des installations dont l’ensemble forme une sorte de micro-cosmos. Le livre et ses anneaux de Saturne.

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Je ne cherche pas, comme l’a voulu la poésie sonore, à « délivrer » le texte poétique : le livre poétique est nécessaire en tant que livre et peut se lire seul. Je pense plutôt en termes d’étape et de métamorphoses. Mes réécritures ne délivrent pas le livre, mais le continuent, l’accompagnent, posent autrement les questions et donc découvrent des versants laissés en suspens dans le livre. Cela permet d’intensifier certaines questions, de créer des écarts entre les différentes formes, d’interroger les espaces-temps du poème autrement.  

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Back into nothingness, TNP, Villeurbanne, mars 2018 © François Volpe

Je souhaite prendre deux exemples : celui de kaspar de pierre (La lettre volée, 2017) tout d’abord. J’ai conçu ce livre et sa réécriture (Back into nothingness, en collaboration avec la compositrice Núria Giménez-Comas) comme un autre Woyzek. Woyzek, le drame de Georg Büchner, interdit à peine un an après sa parution, est depuis quelques décennies très régulièrement mis en scène et en musique. On peut aujourd’hui voir et entendre le soldat meurtrier Woyzek, victime de la violence sociale, mais la violence faite à l’enfant Kaspar Hauser est demeurée très largement inaudible et irreprésentable : très peu de dessins, pas d’œuvres plastiques, très peu de films ou de pièces vocales donne voix à l’enfant-placard : la violence faite aux enfants fascine et horrifie plus que jamais, c’est sans doute l’un des derniers tabous de notre société avec la pédophilie. On laisse cette violence là à l’écrit : aux poètes et aux journalistes, aux faits divers et aux poèmes. Nous sommes par ailleurs dans le droit fil de 1800, une société bourgeoise, moderne très tardive qui porte certains phénomènes à leur comble. La violence faite à Kaspar H., comme celle infligée à Grégory V., fascine la population mais elle reste territoire écrit. Il ne s’agissait donc pas, ni pour la compositrice Núria Giménez-Comas ni pour moi-même, de faire pour la scène de kaspar un personnage. J’ai construit un autre texte polyphonique où la réflexion sur la violence, sur le fait divers et sur la représentation y est transformée : mon texte veillait à ne pas faire de kaspar une personne physique avec laquelle s’identifier, mais plutôt une sorte d’îlot de parole, menacé de toutes parts et accueillant des béances entre ses différentes voix. D’une voix dans le texte, je suis passée à trois voix pour ce projet. La présence sur scène me permettait d’écrire autrement, de jouer sur l’origine de la voix, démultipliée dans l’électronique et aussi écartelée par les deux solistes du chœur. Le texte posait davantage la question de la (re-)présentation de la violence de 1800 à aujourd’hui, tandis que le texte multimédia permet d’explorer le son sourd du trauma et d’éprouver la violence sociale sur la perception spatiale, temporelle et acoustique. Ensuite, le cinéaste Thierry de Mey a réalisé un film de 25 mn où il me filme lisant le texte et où cherche à capter le mouvement, la force cinétique du texte. Je travaille par ailleurs dans le temps à la traduction de mes textes : il m’est presque insupportable qu’un texte reste en français ou dans les frontières de la France. L’écart fructueux à l’œuvre dans la voix doit aussi être à l’œuvre entre les langues. C’est aussi la raison pour laquelle, j’ai écrit mon premier livre poétique marie blanc rouge / marie weiss rot (2013) en allemand, avec de le retraduire avec Laurent Cassagnau en français. Ainsi, la collaboration avec des traducteurs est très importante pour moi : c’est Gabriella Serrone, la traductrice de La cité dolente qui traduit en ce moment kaspar de pierre en italien, et notre dialogue, riche, s’inscrit dans le temps. Le poète autrichien Andreas Unterweger qui a traduit plusieurs extraits de mes textes pour la revue manuskripte vient de terminer la version germanophone de kaspar aus stein (Tannhäuser-Verlag, printemps 2021) et, là encore, nous avons beaucoup échangé. Plus récemment, il a été en partie traduit en anglais par Christopher Gellert pour Ivy Writers. Enfin, je commence une collaboration avec Stylianos Dimou, un compositeur grec : nous partons du texte de kaspar de pierre, dans une œuvre polyphonique, qui va éclairer encore d’autres aspects inaperçus.

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Chacune de mes œuvres se développent ainsi dans le temps avec plusieurs réécritures et chaque chantier est pluriel. Dans mes livres, il y a parfois une main tendue vers des réécritures, d’autres fois ces réécritures sont le fruit de rencontres impromptues. Ces rencontres peuvent se faire pendant où j’écris l’œuvre, c’est le cas pour les corps caverneux. Le texte est organisé en huit séquences. Dans chacune des séquences est évoquée une nouvelle attaque contre nos espaces intimes de respiration. « la forêt blanche » est une réponse aux Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau : une marche philanthropique dans une forêt que l’on ne sait plus nommer. Avant même la publication du livre, j’ai rencontré la plasticienne Sylvie Lobato et nous avons conçu ensemble une installation multimédia en collaboration avec le plasticien lumière Laurent Bolognini et l’ingénieur son Martin Saez : elle était constituée de trois œuvres plastiques et lumineuses à travers lesquelles résonnaient des transpoèmes [4] installés à partir de ma voix. La séquence « désir de nuages », qui invente une musique à partir de différents types de nuages, donnera lieu fin 2022 à une installation électroacoustique, vidéastique et vocale en collaboration avec la compositrice Núria Giménez-Comas. Et je pense que des rencontres nécessaires se feront sur les différents versants de ce livre qui pose des questions à nos musiques intérieures : le blues dans « rodez blues » ou « le rock dans « une rhapsodie pour qui ». Je prolonge également certains textes en préparant avec un collectif de microédition Acedie58 et les deux éditeurs Paul Despartes et Félix Grossen l’édition d’un livret-CD d’un nombre important de mes « transpoèmes » dont une majorité est tirée des corps caverneux : cette fois, il s’agit de repenser le texte dans d’autres contextes sonores et aussi d’inventer un format éditorial inédit qui laisse résonner cette traversée : il s’en suivra une série d’autres visions.

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Lecture des corps caverneux à l’Ircam, Paris, novembre 2019. Photo DR

Avez-vous conscience de faire « œuvre » ?

Cette progression de chantier en chantier, ces questions posées, tenues dans le temps sont ce que j’appellerais « faire œuvre ». Ce cheminement de livre-chantier en livre-chantier qui chemine nécessairement tout en accueillant le doute et le hasard.

Chaque livre est parcouru par certaines obsessions communes, qui strient l’ensemble de mes textes, mais chaque livre éclaire différemment la vie. Il y a la conviction qu’en allant là-bas, un chemin se trouvera et à la fois rien n’est contrôlable ou rationnellement prédictible. Il y a un risque de jouer sa fortune sur rouge et de perdre. De se heurter à un mur. Mais il faut néanmoins risquer et suivre la vision que l’on a et qui nous obsède. Il existe une continuité-discontinuité à l’œuvre, une force et une grande fragilité, et de cette tension procèdent les livres. L’espace entre eux, le chemin vers, est signifiant aussi. Même si moi, j’avance à mains nues sans pouvoir prédire ce que je trouverai, a posteriori je comprends le sens de cette pulsion vers un horizon. Chaque livre est une torche qui éclaire une aspérité ou un creux de la caverne, parfois un conduit qui permet d’éclairer une nouvelle salle, et au fil du temps on se rend compte que ce qui surgit des ténèbres et danse à la lumière se poursuit, se construit. On ne peut qu’espérer et continuer, sans prévoir.


Entretien réalisé par courrier électronique en mai 2020. Propos recueillis par Guillaume Richez.

[1] Des vidéos de ces rencontres sont à retrouver sur la chaîne YouTube d’Achronique Art & philosophie : https://www.youtube.com/channel/videos

[2] Voir au sujet de la pièce l’entretien avec Florence Trocmé publié dans Poezibao : https://poezibao.com/entretien-avec-laure-gauthier-et-núria-giménez-comas

[3] https://remue.net/poesie-et-musique

[4] Sur les transpoèmes : https://www.laure-gauthier.com/transpoems/


Une réflexion sur “Entretien avec Laure Gauthier (troisième partie)

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