Entretien avec Laure Gauthier (quatrième partie)

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© Lydia Belostyk

Comment vient l’idée de départ d’une œuvre ? Est-ce qu’il y a une idée, un sujet, une image, un son ? Quelle est l’impulsion première ?

Il n’y a pas de règles. L’idée d’un livre peut venir d’une question qui surgit, d’une pensée qui se met en mouvement ou encore d’une vision qui émerge. L’idée de La cité dolente m’est apparue en ayant la nausée après la lecture d’un fait divers d’une enfant torturée par ses parents et j’ai pensé : « c’est l’Enfer des anonymes », ce qui préfigurait ce dialogue contre Dante, adossé à lui et en opposition à lui ; pour les corps caverneux je pensais à ce qui est commun en nous de façon désidéalisante, une sorte de plus petit dénominateur commun, ce sont nos failles et nos trous, et c’est en visitant plusieurs grottes préhistoriques, en relisant plusieurs essais, non seulement celui de Bataille sur Lascaux mais de nombreux autres essais contemporains sur l’art pariétal, c’est en revoyant Cave of forgotten dreams de Werner Herzog que ce titre s’est imposé comme une vision d’une œuvre dont je n’avais pas encore conscience. Le titre cette fois est venu avant l’œuvre ; dans le cas de je neige (entre les mots de villon) dont le titre s’est imposé plus tard, c’est en lisant et relisant à voix haute l’œuvre de Villon, donc en faisant l’expérience, encore une fois, de ses poèmes, que j’ai vu apparaître insensiblement le mouvement de legs à l’œuvre dans son Testament ainsi que des lignes de forces de son écriture avec lesquelles je suis entrée en dialogue : un mouvement naturel, comme une coulée de lave, j’ai suivi. Rien n’est prévisible. L’œuvre se construit ainsi dans le temps par successions de pensées, de visions et d’images. Plus ou moins consciemment.

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Bureau de l’autrice © Laure Gauthier

Écrivez-vous un premier jet avant d’effectuer un travail de réécriture sur l’ensemble du texte ? Ou le corrigez-vous au fur et à mesure que vous l’écrivez ?

C’est plus long et plus chaotique ! Une phase de l’écriture s’effectue intérieurement sans que je ne note rien. Quelque chose émerge. Ensuite, je commence à écrire dans les livres que je lis, « ça » me travaille. Le livre que je n’aperçois pas vraiment encore, répond tout seul à ce que je vois et traverse. Puis, pas à pas, quand le projet s’articule, j’écris dans des cahiers : cahiers de pensées, d’images, d’analyses de documents d’archives, de réflexions poussées ou d’autres quasi dyslexiques, d’annotations de livres, d’œuvres plastiques, d’essais, mais aussi de vers qui émergent, de bribes de textes que j’écris déjà etc. Puis, quand j’entends davantage le texte, viennent des cahiers d’écriture, et des pages où la forme se trouve, s’éprouve. Le jour où m’apparaît une architecture, je reprends tout dans un autre cahier, je repense, réécris, organise, fais du montage. Mais je suis encore loin du livre. Quand j’ai le temps et l’énergie, et que je sais que l’eau monte et que je dois y aller, même si je renâcle souvent, je m’isole et j’écris dans des phases intenses, épuisantes, mais dans une énergie extrême, je vais là au bout du texte, jusqu’au dernier bastingage : parfois je garde quelques phrases de mes cahiers, je pars de là, pour écrire une nouvelle version sur mon ordinateur, c’est là une nouvelle écriture, radicale, tous les cahiers confluent, c’est une version quasi définitive. Même s’il me reste du travail de montage, et c’est un travail important, car je n’écris jamais dans l’ordre du texte. Après, j’imprime, et laisse reposer. Parfois quelques mois, des fois un an ou deux, et je corrige sur manuscrit. J’abrège. Réécris quelques mots, repense le rythme.

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L’un des cahiers de je neige (entre les mots de villon) © Laure Gauthier

Conservez-vous les travaux préparatoires, les brouillons, les carnets, en pensant à d’éventuelles archives ?

Je ne conserve pas tout, mais je garde plusieurs cahiers préparatoires à chaque livre. Auparavant, pendant plusieurs années, je jetais tout, tous les débuts de textes écrits, je n’ai plus rien… J’ai évolué donc. Je n’ai pas de fétichisme de la conservation, néanmoins il se joue dans les textes préparatoires quelque chose d’important du mouvement de langue et du sens qui ne se fixe pas. Ces esquisses conservent la trace de ce mouvement. À ce titre, je les conserve, ne sachant pas ensuite où elles iront. Pour l’instant, elles m’accompagnent. L’avant-œuvre est mouvement incontrôlable comme je l’écris dans je neige (entre les mots de villon). On ne peut jamais reconstituer ce mouvement d’écrire. Il ne faut pas l’empailler. On ne peut que dire l’à côté. L’approcher. Les cahiers ne disent pas tout, mais ils portent certaines marques de la traversée, de cette vision incontrôlable.

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L’un des cahiers de je neige (entre les mots de villon) © Laure Gauthier

Je pense de mes cahiers ce que je pense des archives. Que le document est important, mais qu’écrire ne se limite pas au document ; écrire est un léger hors-champ du document. On ne peut pas attester ce qui a été mais apercevoir ce qui est à l’œuvre à un moment dans toute sa complexité irréductible. Le document a sa place dans cette traversée du réel. Il faut avoir traversé le document mais ne pas s’y arrêter.

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Dans les cahiers de je neige, on trouve des notes sur des documents concernant la topographie de Paris, sur la polyphonie, sur la peine de mort à l’époque de Villon, sur le droit canonique et le droit romain, sur le son des cloches de Paris, mais aussi des remarques sur les livres que je lisais alors, les expositions ou les installations vues et entendues. On ne peut pas autopsier la complexité de ce qui nourrit et meut l’écriture. Garder les cahiers, c’est savoir que quelque chose y bruit, quelque-chose qui échappe.

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L’un des cahiers de je neige (entre les mots de villon) © Laure Gauthier

Dans un entretien, Pierre Michon explique qu’il écrit très rarement et que ce n’est pas lui qui décide de ces périodes d’écriture qu’il appelle « maniaques » [1]. Écrivez-vous tous les jours ? Comment travaillez-vous ?

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Bureau de l’autrice © Laure Gauthier

Heureusement, chaque écrivain a sa propre façon d’être à l’écriture. Si je griffonne et note pendant des mois, les phases ultimes d’un livre sont assez sauvages et peu contrôlables, ni planifiables. Elles ne sont pas si nombreuses. Quand j’ai un livre en tête, j’écris en moi, toute la journée j’entends, vois, pense, et des phrases, des mots, des vers émergent. Souvent je les perds, les oublie, comme les rêves s’effacent, cela m’attriste. Parfois je les note. D’autres reviennent. Je suis ainsi en écriture un certain temps, puis quand un livre se forme, vient la phase des cahiers, la phase de travail, de notes, de lectures, d’esquisses qui peut être longue. Ensuite surviennent les phases d’écriture. Souvent je ne les décide pas, mais, bien sûr, je peux aussi en demandant une résidence, comme cette année avec la résidence Ile-de-France, permettre qu’elles soient là, plus souvent, et que l’écriture se fasse moins dans la violence du quotidien qui accapare. À pouvoir entendre le livre qui émerge, dans la continuité, à me dégager. Je n’habite pas à la campagne, mais dans un petit appartement parisien, j’ai un autre travail pour pouvoir vivre et les conditions de vie pèsent. Quand je suis dos au mur de la nécessité d’écrire, je m’arrache à tout, et pars trouver un lieu pour écrire jusqu’au bout. Une maison d’amis ou si possible une résidence. Mais il n’y a pas de système, je fais au mieux avec les handicaps et les contraintes : entre écrire dans le bruit des jours, à même la vie et parfois, quand c’est trop violent, trouver un lieu qui abrite.

Se donner des contraintes, est-ce nécessaire à l’égard du poème ?

J’ai un rapport dialectique à la question des contraintes. Et je pense qu’on doit toujours chercher à résoudre cette contradiction et qu’à la fois des tensions doivent subsister. J’entends par là que je ne suis ni du côté oulipien qui voit (pour faire simple) dans ces contraintes ce qui libère l’écriture, un antihasard nécessaire, ni du côté de ceux qui absolutisent le vers libre et pensent qu’en ne se soumettant à aucune forme fixe on libère l’écriture. Des formes fixes sont là qui traversent le temps, des données existent et il s’agit d’organiser le hasard en en fixant les bords.

Si je ne fais pas tabou du recours à une forme fixe, qu’elle soit héritée de la tradition littéraire ou d’une autre forme préexistante, je cherche avant tout à entendre un projet et à trouver, en entendant ce qu’il dit, la forme nécessaire. De ce point de vue-là, je n’ai pas la nostalgie des siècles passés. Il arrive aux écrivains ce qu’il arrive aux citoyens : la difficulté de vivre librement et de faire ses choix. Mais ces choix sont nécessaires.

2J’écris au XXIe siècle après un siècle où tout ou presque a été déconstruit, expérimenté, tenté. Je ne cherche ni à me perdre dans des jeux formalistes, ni à emboiter le pas à la tradition. Je n’ai aucun systématisme quant à la forme : chaque livre est un projet qui a une nécessité organique, qui réclame une forme singulière et a un sens nouveau. Pour un projet en cours sur le conte (le serpent b.), j’ai ressenti le besoin de travailler à partir d’une forme ancienne et musicale, la sextine, entrecoupée de vers libres et je me dirige lentement vers un deuxième projet melusine reloaded dont je pense qu’il nécessite un recours partiel au sonnet et à des variations (demi-sonnets et quarts de sonnet). Car cela a un sens dans ce projet précis où je travaille sur la traversée du temps, l’altération etc.

Au cinéma, j’aime particulièrement l’écriture de Fassbinder dans Les Larmes amères de Petra von Kant ou encore celle d’Orson Welles, notamment dans Citizen Kane : le moindre mouvement de caméra, chaque travelling, chaque plongée légère, l’utilisation du champ et du hors-champ, chaque bruit ou son émis, est signifiant et nécessaire. Et si je peux apprécier un film qui ne consiste qu’en un seul plan-séquence, ou qui est essentiellement en caméra subjective comme La Dame du lac, alors c’est parce que la contrainte a un sens pour le projet et pas que le projet naît de la contrainte.

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Page d’un cahier de kaspar de pierre © Laure Gauthier

Il y a bien sûr aussi des écueils dans cette « liberté » : le côté parfois informe d’un certain vers libre, une prose déguisée qui va à la ligne et est justifiée à gauche ! Mais il y a une liberté à tenir, à maintenir dans ce vers libre, qui est à redéfinir sans cesse et demande à ce qu’on se fixe soi-même les règles : un travail sur la césure, le rejet, sur le blanc, sur la sonorité, sur le rythme, la répétition etc.

Décider de supprimer une lettre, ou de supprimer un vers tous les trois vers ou que sais-je peut produire des livres intéressants. Mais ce n’est pas mon projet et ce genre de contrainte ne libère pas mon écriture mais l’entrave plutôt. Je suis heureuse de vivre à une époque où je peux à chaque nouveau livre choisir de dialoguer ou non avec des formes fixes, expérimenter ou non. La même chose vaut pour la construction de séquences et le montage du livre : marie weiss rot / marie blanc rouge est construit en miroir, 12 séquences en allemand, et 12 traduites en français qui se rejoignent sur du blanc ce qui est nécessaire pour évoquer l’absence d’origine de la langue. La cité dolente croise le principe du Décaméron et celui de la Divine Comédie pour s’organiser en huit chants d’un enfer des anonymes, tandis que je neige (entre les mots de villon) est pour partie un poème-essai et pour partie un poème pour voix.

Vous publiez des articles et des essais. Diriez-vous que votre activité critique nourrit votre écriture poétique ?

C’est avant tout par la langue poétique que j’éprouve le monde, le pense. Néanmoins, l’écriture critique m’accompagne. Je me formule les choses comme deux versants d’une même montagne. Je peux accéder à un versant par une face ou l’autre, un chemin ou l’autre, une façon de marcher ou l’autre. Des façons de poser des questions.

Quand j’écris mes livres de poésie, ma façon de m’approcher du réel, n’est pas la même. J’y vais par le « petit bout de la lorgnette », de biais mais avec un horizon de pensée. Ainsi, je n’ai jamais travaillé ni écrit d’essai sur le Moyen-Âge. Mais bien sûr ma façon d’interroger, de traverser l’époque m’a permis de soulever la poussière de bien des a priori sur la poésie de Villon. De ne pas accepter certains faits ou certaines données avérées.

3Quand j’écris de la poésie ou un récit, je ne pars d’aucune certitude, j’y vais à mains nues. Si je me sers de documents, j’en fais l’expérience autrement et les laisse le plus souvent en léger hors-champ. C’est un appui souvent invisible ou peu visible.

Je poursuis entre mes textes une réflexion notamment sur l’image poétique, sur la voix, sur le mouvement du vers, sur ce qu’est un fait (divers) en poésie, sur la nécessité du mélange de la prose et de la poésie. Le moment réflexif est comme un pas de côté hors de soi, hors de sa propre langue. Ce sont des respirations, qui, finalement, irriguent l’œuvre en souterrain. Ouvrent des territoires. Dont l’on fait ensuite l’expérience autrement.

Lors de vos lectures publiques, j’ai remarqué que vous lisiez vos textes pieds nus. Pouvez-vous nous en expliquer la raison ?

Si la pensée est nécessairement à l’œuvre dans l’écriture poétique, une forme de sauvagerie l’est aussi. Je ne veux surtout pas qu’à force de lire pieds nus, cela soit compris comme une coquetterie. C’est la raison pour laquelle j’y renonce parfois, si je sens que cela pourrait détourner l’attention portée à la voix et au texte. Être à même le sol, c’est pour moi oublier un peu la sociabilité de la lecture poétique, créer une entaille pour entendre les contrées sauvages d’où j’ai écrit. Me sentir à même le sol, froid souvent, inhospitalier, me permet de reconnecter l’endroit d’où j’écris à la voix, de ne pas voir que le livre comme objet, mais aussi l’écriture quand elle était mouvement et non fixée, juste avant que je ne la fixe. Lire pieds nus me permet plus aisément de retrouver un peu de la précarité et de la radicalité de l’écriture, du moment même où s’écrivait le texte. J’aimerais même qu’il y ait de la terre ou de l’herbe sous mes pieds…

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Lecture avec Christophe Manon à l’atelier de Sylvie Lobato, septembre 2019

Pensez-vous aux lecteurs quand vous écrivez ?

Cette question est complexe. Je m’efforce de ne pas penser à la réception de l’œuvre en écrivant, de ne pas mettre la charrue avant les bœufs, m’efforce qu’il n’y ait pas le filtre de la réception dans l’écriture, mais d’entendre un projet tel qu’en lui-même. Comme une vision. Néanmoins, il est sûr, que lorsqu’on écrit, on s’adresse à un lecteur fictif. Écrire est aussi une adresse. À ses semblables. À tous ses semblables.

Mais c’est là toute la complexité, c’est une adresse à la fois réelle et fictive et non une anticipation d’un public réel. J’ai eu récemment l’occasion de parler de cela par messenger interposé avec Pierre Vinclair au sujet de l’article qu’il venait de publier dans Le Matricule des anges. Et la question en effet mérite d’être posée.

Pour ma part, j’essaie de ne m’enfermer ni dans un hermétisme à tout crin, ou dans ce que le compositeur Fabien Lévy avait appelé à propos d’une certaine musique contemporaine, une « complexité vide », un formalisme très complexe non nécessaire ; ni dans ce qui serait le contraire, une sorte de mouvement un peu « pop », qui rêverait de plus grands publics et larguerait par-dessus bord toute aspérité poétique dans l’espoir d’être aimé et lu et d’avoir un plus grand auditoire que le lectorat de poésie.

Ce qui est complexe, c’est que l’on peut penser être entendu par son lecteur et ne pas l’être et que ce qu’on pensera plus obscur ne le sera parfois pas tant que cela. C’est la raison pour laquelle je regarde d’abord l’horizon du texte sans attente, sa nécessité interne. Si un succès commercial à grande échelle se programme, je ne crois pas qu’on puisse concevoir objectivement ce qui sera reçu par le lecteur de poésie : la Divine Comédie de Dante qui est un sommet d’érudition continue de se lire dans de très nombreuses traductions. Je pense que l’on peut être emporté par un projet, faire l’épreuve du mystère d’une œuvre grâce à la langue. Et qu’à trop tenter d’imaginer des critères de réception, on risque aussi de perdre le projet des yeux.

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Quelques cahiers de kaspar de pierre © Laure Gauthier

Ensuite, quand le texte est déjà là, que je le reprends, je deviens lectrice, et il est important pour moi qu’il existe des tensions entre ce qui se cache et ce qui se montre, entre ce qui est prosaïque et poétique. Ces tensions dans une œuvre sont essentielles. Elles participent du plaisir de lire. Je retravaille donc alors, au moment du montage du texte, de la construction de sa temporalité, dans l’idée d’une certaine lisibilité, mais une lisibilité qui sert le livre, pas une lisibilité extérieure.

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Page d’un cahier de kaspar de pierre © Laure Gauthier

J’ai une admiration particulière pour les œuvres à plusieurs vitesses, plusieurs versants, que l’on peut traverser de différentes façons, qu’un niveau de lecture soit plus accessible ou « carrossable », donne au lecteur suffisamment de prises pour traverser d’autres endroits du texte qui résistent et que l’on ne fait que deviner. Mais il faut accepter que des pages échappent. Je me souviens à 17 ans avoir lu ainsi Henri d’Ofterdingen (Heinrich von Ofterdingen) de Novalis en allemand et en français, attirée autant par ce qui m’échappait que par ce que j’appréhendais. Libre à chacun d’intensifier plus ou moins la lecture, d’approfondir plus ou moins. Mais une première traversée est possible. Disons qu’il m’est important que quelqu’un puisse par sa seule lecture se frayer un chemin au travers du texte. Néanmoins je n’en sais rien avant les premiers retours des lecteurs. Il semble important que les images du texte travaillent et qu’une vision de l’œuvre soit là. Je crois que c’est possible même si des lecteurs plus assidus de poésie iront chercher d’autres clés et parcourir autrement le texte. C’est le cas me semble-t-il pour kaspar et pour je neige : quelqu’un qui n’a pas de connaissances particulières sur Kaspar Hauser ni sur François Villon peut traverser le texte et en saisir l’essentiel intuitivement, bien sûr, un tout autre travail apparaît, d’autres horizons se dégagent, si on le relit après avoir arpenté l’histoire de Kaspar Hauser ou la poésie de Villon. Plusieurs personnes ont lu dans cet ordre-là, m’ont dit s’être acheté le Testament après avoir lu je neige. Bien que ce livre comporte un certain nombre d’allusions et de dialogues avec l’œuvre et la vie de Villon, le lecteur peut se frayer un chemin de lui-même. Mais cela, je ne l’ai pas planifié, c’est intuitif et non prédictible. Je pense que c’est par la langue que « ça » arrive, la langue comme intraveineuse. C’est la langue qui transporte le sens et le lecteur, qu’il soit rompu à la lecture ou non. Après le texte poétique est un texte qui se lit et se relie.

Est-ce que vous avez le sentiment d’avoir progressé dans votre écriture d’œuvre en œuvre ?

4Je ne me le formule pas ainsi. Je crois qu’on écrit les œuvres qui nous manquent. Et qu’on poursuit de ses vœux quelque chose qui échappe. Ainsi ai-je le sentiment à chaque nouveau livre d’approcher ce que j’aperçois. La première œuvre est sans doute celle qui est la plus éloignée de moi. Elle est souvent celle dans laquelle on dépose tout ou trop, elle est touffue et en même temps possède une beauté autre, elle est souvent un programme qui contient les germes du reste. Le dernier projet semble celui qui serait à l’instant le plus proche. Je vis l’écriture dans une forme d’hyper-présent. Les œuvres passées me semblent des rives lointaines, et j’ai toujours une angoisse à imaginer trop loin devant. Je parle donc au livre qui s’écrit et qui se déploie dans toutes les temporalités. Les livres qui se succèdent sont radicalement autres, et, en même temps, des fils se nouent entre eux, se déploient, souvent à mon insu. Quelque chose se poursuit dans une altérité radicale mais qui chemine vers un même horizon.

Dans une interview accordée au Matricule des anges, Emmanuel Hocquard parlait de l’un de ses textes en précisant qu’il ne savait pas encore s’il s’agissait d’un livre [2]. Vous posez-vous cette question au sujet de votre travail ? À quel moment savez-vous que ce sur quoi vous travaillez deviendra un livre ? Avez-vous une idée de la forme qu’aura le livre, sa structure, au moment où vous en commencez l’écriture ?

Cela m’est proche. Oui, parfois il s’agit de visions, d’émergences. Une phrase, une pensée soudain font signe vers un livre. Certaines s’effacent, certaines tiennent le temps et la route, d’autres encore mènent à des impasses. Entre l’intuition d’un horizon qui pourrait être un livre et l’écriture d’un livre, il y a du temps. Tout se construit dans le temps, sans certitude, juste en cheminant. Il faut aussi parfois rebrousser chemin ou bifurquer, réarticuler. Certaines idées de livres s’étiolent, ou s’avèrent impraticables à un moment donné et je les retrouve par hasard des années après. Je pense à un projet l’être et le néon que j’avais esquissé il y a bien longtemps, critique tragi-comique de l’existentialisme, puis je l’ai jeté… Vingt ans plus tard, Dominique Quélen me propose d’écrire un poème à partir d’un gaz noble, pour le projet de Dominique Tourte Le Système poétique des éléments. J’ai choisi le néon et écrit « l’être et le néon », un poème graphique. Il suffisait d’une page. On vit parmi ces remous, à vif, aussi parmi des mues, dans des brouillons vivants, qui s’effacent ou se transforment.

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Cahier de kaspar de pierre © Laure Gauthier

On trouve peu d’éléments se rapportant à votre vie. Est-ce que, comme Céline Minard, vous considérez que la biographie d’une écrivaine ou d’un écrivain tient dans sa bibliothèque ?

Sans faire pour autant de mystères, je ne parle pas de ce qui relève de l’intime. Tout simplement car je crois important que la biographie reste hors champ. Sinon la tentation est grande de faire une lecture biographique d’un texte : cela assigne l’œuvre à des faits ou des détails, détourne du travail d’écriture et voile le sens. Dans je neige (entre les mots de villon), je fais la distinction entre la biographie et la vie d’écrire. Si la lecture biographique d’une œuvre me semble dangereuse, rendre statique et anecdotique ce qui ne l’est pas, la vie d’écrire est mouvement depuis la vie vers l’œuvre : c’est ce qui fait par exemple que l’exil, un emprisonnement, le deuil, une maladie, un voyage, la pratique de la psychanalyse ou un engagement politique par exemple transforme l’expérience, influe sur l’énergie d’écrire, sur la pensée. Il ne s’agit pas d’une influence directe bien sûr, pas d’une équation terme à terme ni prédictible, mais d’une ouverture, ce qu’un fait de vie déplace en soi pour ouvrir vers plus que soi. Savoir que Proust avait tel amant à tel moment ou dormait dans telle chambre d’hôtel n’aide en rien à lire La Recherche mais savoir sa lutte contre le temps et la maladie n’est pas sans lien avec l’évolution de son écriture dans les derniers volumes.

Donc, non, la biographie d’un écrivain ne tient pas que dans sa bibliothèque même s’il est évident que le plus grand élan de vivre d’un écrivain va à ses lectures et à l’écriture. La lecture est ce qui a permis d’appréhender le monde, de le supporter, d’imaginer qu’il puisse se transformer. Les lectures quotidiennes depuis des décennies sont intriquées, sont là, je ne peux pas me représenter ce que serait vivre sans ces lectures. Je dis souvent que si on m’autopsiait un jour, il en sortirait beaucoup de lettres et de mots. Dans marie weiss rot / marie blanc rouge, il est question de « ersatzblut », des livres lus comme « sang de substitution ». Mais ce qui m’importe, c’est justement cette tension entre la vie et l’œuvre, la vie et la bibliothèque : le poète n’est pas un érudit ou n’est pas qu’un érudit qui n’éprouverait la vie que par les livres, même s’il éprouve la vie par la langue, mais justement il est aussi à même le réel, l’éprouve et l’écrit. L’écriture se nourrit de cette tension extrême, de ce qu’on traverse, tout l’écrit et tout l’éprouvé.

Pour Barthes, la poésie serait un « antilangage ». « De tous les usagers de la parole, écrit-il dans Mythologies, les poètes sont les moins formalistes, car eux seuls croient que le sens des mots n’est qu’une forme, dont les réalistes qu’ils sont ne sauraient se contenter. C’est pourquoi notre poésie moderne s’affirme toujours comme un meurtre du langage, une sorte d’analogue spatial, sensible, du silence. » Pensez-vous que la poésie soit un « antilangage » ?

5Je connais bien ce texte de Barthes, où il oppose notamment la poésie et le mythe et je partage cette idée d’une opposition, mais pas toute l’argumentation de Barthes. Pour lui, le mythe viserait à une ultra amplification d’un système premier tandis que la poésie tenterait de revenir à un état pré-sémiologique du langage, pour « retransformer le signe en sens ». Il y a sans doute dans la poésie cette recherche d’un avant-langage, de ce qu’il appelle une « infra-signification ». Pour faire vite, car il faudrait approfondir bien davantage cette question, la poésie ne saurait être qu’un analogue du silence. Et la forme du poème ne doit pas nécessairement tendre au haïku ! J’ai toujours un problème avec tout ce qui prétend dire ce qu’est « la » poésie. Il y a des tendances régressives dans la poésie, une pulsion vers un pré-langage, vers une adéquation entre le signe et le sens, oui, mais il y a aussi une poésie qui fait quelque chose du langage, le fait évoluer, pense avec lui, l’accompagne. Pour moi, la poésie est davantage un contre-langage qu’un anti-langage : adossée au langage, la poésie le renouvelle, l’aère, le surveille, le fait dérailler pour le transformer. Il y a certains poèmes qui ressemblent davantage à une prise de judo avec le langage qu’à du silence. Et c’est bien ainsi.

Dans un entretien avec Marie Richeux, Liliane Giraudon parle de l’esthétisation de la langue en poésie : « Je trouve qu’il y a une idée un peu trop esthétisante du poème dans la tradition de la poésie française et j’ai toujours eu envie de salir cette propreté, cette langue et cette esthétisation de la langue. » [3] Pensez-vous qu’il y a encore une idée trop esthétisante du poème aujourd’hui ?

Je vois très bien la tendance que dénonce Liliane Giraudon, même si je trouve qu’elle tend à s’estomper. Il est essentiel, pour moi, de rendre à la langue poétique ses tensions, de ne pas la rendre trop monophonique. Je me sens très éloignée à la fois d’une tendance un peu trop « pop » qui aime confondre la langue poétique systématiquement avec la langue parlée, et, à rebours d’une tendance encore très idéalisante de la poésie, où l’on nage dans l’éther d’un pur formalisme qui tourne à vide. Ce monophonisme m’ennuie assez vite.

6Je ne pense pas en termes de « propreté » et de « saleté ». En revanche, j’apprécie le travail de Liliane Giraudon sur l’alternance de prose et de poésie, ce jeu entre ce qui est prosaïque et poétique n’est toujours pas très bien vu en France en effet. Pour moi le prosaïque ne vient pas salir le poème mais creuser une entaille, un contre-rythme du monde. Qu’il faut entendre.

Dans tous mes textes, je crée des tensions, il y a la présence du très prosaïque et ce qui va vers l’abstraction, la violence et la douceur, ce qui est très cru, à même la langue et ce qui se cache derrière plusieurs niveaux de sens. J’aime qu’à l’intérieur même de la poésie quelque chose résiste à la poésie. En effet. Qu’on pourrait appeler quelque chose de sale, mais que je conçois autrement, comme quelque chose de « terre à terre » qui est un appui. Sporadique.

Avez-vous le sentiment d’appartenir, non à un courant (existe-t-il encore des mouvements littéraires ?), mais à une génération d’écrivain.e.s et de poètes ?

Il existe encore malgré tout des courants comme les poètes proches de l’Oulipo, les néo-objectivistes, les néo-lyriques, ou encore ceux proches du Slam ou de la poésie-sonore…

Je n’appartiens à aucun courant, même si je suis proche de différentes écritures, singulières qui viennent d’ailleurs de courants différents. Longtemps, j’ai eu l’impression d’une forme d’hirsutisme, d’être un zèbre rayé dans le mauvais sens, autrement que les autres poètes en France : je pense à mon premier livre écrit en langue allemande et retraduit en français qui est conçu comme « poésie scénique » en clin d’œil aux « Szenische Dichtungen » de Nelly Sachs, ou à ma position qui met en tension poésie sans sujet et poésie incarnée, ou encore au fait d’écrire dans un même livre prose et poésie tandis que la plupart des poètes français écrivent soit des livres de poésie, soit des récits. Mais cet hirsutisme, entre temps, notamment à partir de kaspar de pierre, a été progressivement accepté aussi dans sa différence.

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Lecture à l’Achronique, Paris, novembre 2019 © Caroline Guth

Au fil du temps, je suis entrée en dialogue avec de nombreux poètes, et notamment rencontré « ma génération » en poésie, même si cette notion est bien floue et doit être employée avec prudence : des poètes et des écrivains qui trouvent un autre chemin que le mien mais qui se posent et posent à l’écriture des questions proches. Disons pour faire vite que les poètes qui ont entre 35 et 50 ans environ me semblent avoir traversé des questionnements poétiques, politiques, écologiques, philosophiques et artistiques proches des miens : nous n’appartenons pas à la génération qui a assisté aux cours de Lacan, de Deleuze ou de Foucault mais à la génération qui a connu Foucault malade du sida, la génération Mitterrand qui a vécu en direct la chute du Mur de Berlin et l’émergence des Verts en Allemagne, l’effondrement du structuralisme, la génération qui a lu les essais tardifs de Derrida dans les années 90 ou ceux de J.L. Nancy alors à Strasbourg, l’essor de la pensée post-moderniste puis son dépassement au moment de l’émergence notamment de l’Anthropocène. Nous avons grosso modo eu notre enfance dans les années 80 à quelques années près. Je suis en dialogue fréquent avec plusieurs poètes dont je suis l’œuvre, avec lesquels je corresponds et certains sont des ami.e.s : je pense à Lucie Taïeb, à Séverine Daucourt, à Katia Bouchoueva, à Christophe Manon et à Marie de Quatrebarbes, mais aussi à Frank Smith, François Bordes, Rim Battal et Sereine Berlottier, ou encore à Jérôme Game et bien d’autres, je ne peux pas faire de liste, qu’on me pardonne ! Mais je ne noue pas des liens que dans ma décennie et les frontières d’âges ne sont pas hermétiques à 5 ou 10 ans près et une génération ne s’arrête pas là ! Le dialogue est également et non moins intense et amical sur toutes ces questions avec Philippe Beck, Dominique Quélen, Isabelle Garron ou encore avec François Rannou et plus récemment Sandra Moussempès, je ne veux pas dresser là des listes exclusives, bien sûr il y a d’autres conversations qui me sont précieuses. Ce qui n’exclut ni des dialogues importants avec des auteurs de la générations précédentes (je pense à Hélène Sanguinetti entre autres) ou avec des auteurs de prose, je pense à Frédérique Cosnier, Arno Bertina ou encore Gaëlle Obiégly.

À une époque où les attaques aussi bien antisociales qu’antipoétiques sont sauvages, ces moments de convergences même dans l’altérité, me semblent essentiels : nous sommes quelques-uns, quelques-unes à chercher des chemins, à nous interroger sur ce rapport de la poésie au réel, au fait, à ce que peut la poésie comme vigilance ou alerte, à chercher comment dépasser l’art et la société modernes qui a la peau dure depuis 1800, à penser à ce qu’est aujourd’hui un poème, à ce qu’est la prose et pourquoi, aux formes à réinventer, au statut de la voix ou au statut de l’image en poésie et tant d’autres choses. C’est la raison aussi pour laquelle les revues ou encore certains projets collectifs me semblent essentiels : c’est la raison pour laquelle j’ai pu mener la série d’entretiens « Musique et poésie aujourd’hui » sur Remue.net avec Sébastien Rongier.

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Études pour théâtre acoustique, création au ZKM de Karlsruhe, septembre 2018 – Musique de Pedro Garcia Velasquez et Augustin Mueller, textes et voix Laure Gauthier ainsi que la voix de Benjamin Lazar

Nous sommes à la fin d’une société moderne qui ne cesse de se durcir pour tenter de perdurer et nous voulons qu’émerge un autre monde, tout en ayant conscience d’être à mains nues. Disons que je vis et écris à ce moment de bascule. C’est aussi pour cela que j’ai écrit en dialogue avec Villon qui basculait du monde du Moyen-Âge vers celui que l’on a appelé Renaissance, sans le savoir, et qui ne pouvait que dire ce qui finissait. Et ne pas prédire le reste. Le balbutier peut-être. Je pense bien sûr aussi à 1800 en Allemagne, à ce moment de transformation radicale de la société, à cette émergence de la société moderne, où de nombreux poètes et écrivains se regroupaient les uns autour des romantiques, les autres autour de la doctrine classique. Ce changement radical de paradigmes poussait les écrivains les uns vers les autres ou les uns contre les autres, mais en tous les cas voyait émerger nombre de rencontres, de correspondances, de revues… Au début du XXIe siècle, nous sommes de nouveau à un moment de changement de paradigmes. Il faut donc, à peine vient-on d’évoquer une impression générationnelle, la relativiser, car tout le monde ressent cela, que l’on ait 25 ou 75 ans.

Il me semble que nous sommes tous « lavés » par les mêmes attaques. Nous ouvrons à plusieurs une porte, même si nos chemins divergent. Nous poussons ensemble même si nous le formulons différemment et imaginons autre chose derrière la porte.


Entretien réalisé par courrier électronique en juin 2020. Propos recueillis par Guillaume Richez. Portrait de Laure Gauthier en une © Lydia Belostyk.

[1] https://www.franceculture.fr/les-masterclasses/pierre-michon

[2] Le Matricule des anges, n°192, avril 2018.

[3] https://www.franceculture.fr/par-les-temps-qui-courent/liliane-giraudon


Une réflexion sur “Entretien avec Laure Gauthier (quatrième partie)

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