Coupe courte de Julien d’Abrigeon

La belle première de couverture du nouveau livre de Julien d’Abrigeon publié chez LansKine, créée par l’auteur et Carole Lataste, est un clin d’œil de cinéphile au générique du film d’Alfred Hitchcock North by Northwest signé Saül Bass et un signe liminaire clair adressé à la lectrice-spectatrice et au lecteur-spectateur sur le point de commencer la lecture-visionnage : cette œuvre singulière est un « poéfilm » (pour reprendre le nom de la collection­).

« SILENCE ! »

Coupe courte est un ouvrage au parti pris esthétique radical (au sens premier) : l’auteur ne garde que la racine du verbe, coupant (très) court le plan-texte, décapitant les mots-images, tranchant les syntagmes comme autant de photogrammes (rappelons que –gramme du grec gramma signifie « lettre », « écriture »).

Cependant, Julien d’Abrigeon n’est pas pour autant l’interprète d’un chant de mutilation. Son esthétique ne singe pas le minimalisme. Elle n’est pas non plus réductible à une écriture par retranchement et répétition (même si répétitions il y a).

Nous ne nous étonnerons pas de savoir que le poète, grand cinéphile, révère l’auteur de Pierrot le fou à qui il a consacré son mémoire de Maîtrise, — Godard qui répétait qu’« il faut voir avant d’écrire ». À croire que le premier verset de l’Évangile selon saint Jean est une erreur : au commencement ne serait pas le Verbe mais le Voir.

Si l’on veut comprendre comment lire Coupe courte, il faut donc accepter d’être spectateur avant d’être lecteur, c’est-à-dire de voir le texte avant de le lire.

« MOTEUR ! »

À première vue, les mots, lettres et syntagmes semblent tantôt tomber, tantôt se repousser ainsi que le feraient des particules chargées électriquement, immobiles ou en mouvement. La page-écran de Coupe courte serait alors une sorte de champ électromagnétique qui représenterait la force dynamique qu’exercent entre elles les particules chargées de sens ou déchargées de signification. C’est véritablement la mise en page (travaillée comme représentation d’un mouvement) des parties ainsi désynchronisées qui va re-créer un ou plusieurs sens.

Cette mise en page dynamique de Coupe courte n’est pas sans évoquer ces écrans de code binaire vert, — le code binaire représentant un texte, des instructions de processeur ou toute autre donnée utilisant un système à deux symboles, le plus souvent 0 et 1 dans le système de numération binaire.

À partir d’une représentation du code binaire dans l’espace-cadre de la page-écran, Julien d’Abrigeon s’amuse à remplacer le 0 et 1 par des lettres, syllabes ou syntagmes auxquels il assigne des combinaisons et recombinaisons qui créent, par interaction, des séquences asymétriques complexes.

« ACTION ! »

La poésie de Julien d’Abrigeon a donc moins de lien qu’on pourrait le croire de prime abord avec le spatialisme d’Ilse et Pierre Garnier et plus avec la série dodécaphonique schönbergienne : la poésie de Julien d’Abrigeon est avant tout sérielle (mais sans killer).

La série abrigeonienne est un énoncé dans un ordre en apparence aléatoire de plusieurs signes que l’on peut classer du plus faible (une lettre) au plus fort (un syntagme), chaque signe pouvant apparaître puis disparaître plusieurs fois au cours d’une même séquence.

Ce qui se (dé)joue sur la page-écran, c’est un mouvement continu visuel (et sonore) d’apparition et de disparition, ― ce que je vois (entends) et ce que je ne vois (n’entends) pas ―, le champ (/chant) et son contre-champ (/chant).

Tout l’enjeu de l’esthétique à l’œuvre dans Coupe courte réside dans cette dialectique, cette écriture cut qui est aussi un uppercut (Julien d’Abrigeon, n’est-il pas un poète-performeur, poète-boxeur, membre du collectif et de la revue éponyme BoXoN qui ressemble comme deux gouttes de sueur à un impératif-manifeste qui aurait perdu son S final par KO ?).

« COUPEZ ! »

L’écriture cut de Julien d’Abrigeon dans Coupe courte est une écriture qui relève de la technique du montage (Godard ne disait-il pas qu’un film s’écrit au montage ?). Dans la séquence page 74, le verbe à l’impératif « regarde » n’est jamais écrit à proprement parler. Le re suit ou précède toujours garde. C’est uniquement par le procédé du montage cinématographique que le lecteur-spectateur peut voir le mot « regarde » par recombinaison du re et du garde.

Il est d’ailleurs remarquable que nous puissions lire « regarde » alors même que le re suit le mot garde, comme si nous pouvions lire en inversant le sens de lecture-visionnage. C’est précisément toute la force du texte page 58 dans lequel la séquence complète est montée à l’envers.

Il est indéniable qu’il y a une volonté de faire jeu dans cette œuvre. Cependant, cette volonté de faire jouer le spectateur-lecteur va bien au-delà du simple humour. Julien d’Abrigeon met ici en pratique ce que Umberto Eco théorisait dans son Lector in fabula lorsqu’il évoquait la nécessité de faire faire le travail par la lectrice ou le lecteur.

Comme Julien d’Abrigeon aime à le rappeler, la volonté du poète d’agir dans le monde ne dépend pas du contenu de son livre (ce qui reviendrait à rabaisser la poésie au niveau du slogan publicitaire et de la propagande) mais bien de l’écriture seule.

Telle est la véritable leçon d’écriture de ce livre brillant. Et si l’auteur qualifiait dans son mémoire Jean-Luc Godard de « cinéaste-écrivain », nous ne pouvons que reconnaître que Julien d’Abrigeon est, lui, un véritable écrivain-cinéaste.


Julien d’Abrigeon, Coupe courte, collection Poéfilm, LansKine, août 2020


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