Odes de Sharon Olds par Guillaume Condello

Il y a un peu plus de deux ans maintenant, le hasard et la complicité de mon camarade Pierre Vinclair m’ont mis entre les mains les Odes de Sharon Olds, cette grande poétesse que, je dois l’avouer à ma grande honte, je ne connaissais pratiquement pas. Sharon Olds est pourtant une des voix majeures de la poésie anglophone : elle a remporté entre autres en 2012 le prix Pulitzer et le T.S. Eliot Prize pour son recueil Stag’s Leap, et en 1984 le National Book Critics Circle Award pour The Dead and the Living. Mais en France, à part quelques poèmes traduits ici et là, aucun recueil complet n’avait été traduit.

Dès la première lecture, j’ai été emporté par le livre, par son écriture apparemment si simple et pourtant si maîtrisée, et par la manière dont Olds arrive à creuser dans des sujets réputés triviaux et non-nobles ce qu’ils contiennent d’essentiel. C’est d’ailleurs ce qu’on lui a longtemps reproché. Écriture de l’intime et du quotidien, du corps et du désir, de la banalité, ce n’était tout simplement pas de la poésie : il fallait parler de sujets « virils », et non de ses enfants… C’est précisément ce qui m’a marqué à la lecture : dans la singularité d’une expérience, ancrée dans le corps d’une femme, on retrouve (comment a-t-on pu en douter ?) l’universel, cette dimension de l’existence où celle de l’individu ne peut se délier de ce tout dont il fait partie – on peut appeler ça le réel ou le cosmos, ou tout simplement la vie, comme on voudra.

L’écriture de Sharon Olds m’a beaucoup impressionné. Il m’a fallu apprendre à aller vers cette langue, ça a été une leçon de simplification, je crois. La langue de Sharon Olds est « simple », elle respecte presque toujours les règles de la syntaxe usuelle, et les images sont toujours travaillées de telle sorte qu’elles ne font pas écran à ce qui tente de se dire dans le poème. C’est une poésie qui semble reposer sur peu de moyens. Mais à y regarder de plus près, ce n’est évidemment pas le cas, et on voit toute sa virtuosité, cette facilité apparente, ce « naturel », qui cache le travail et la maîtrise technique. Et le plus difficile aura finalement été, pour le traducteur, de rendre cette simplicité, et ce « naturel », pour épouser les flexions de la musique et du sens qu’Olds a construites en anglais, pour les rendre en français.

Il y a l’usage du lexique. C’est sans doute le plus simple. Olds utilise bien souvent des termes techniques pour désigner les parties du corps dont elle parle. La froideur et la distance par rapport au corps vivant et désirant que ces termes ont habituellement sont chez elle parfaitement déjoués par le poème. C’est comme si elle reprenait la main, à la fois, sur ce corps dont les normes sociales et politiques nous dépossèdent souvent, et sur les mots qui disent ce corps et ont permis son objectivation, sa transformation en objet. Le fait qu’elle soit une femme née en 1942, élevée dans un milieu calviniste très strict, dans une Amérique hygiéniste, est ici très important. Le témoignage, ici, est aussi une manière de réparer la langue. Pour la traduction, il « suffisait », pour rendre ce geste de réparation, de récupération du corps et de ses mots, de rendre le poème, son mouvement tout en douceur et en variations rythmiques, cadre qui fonctionne comme ce lieu où les mots reviennent à ce qu’ils n’auraient jamais dû quitter, sans doute : le corps vivant.

Et puis, il y a la musique. Olds écrit en vers libres, et l’un des traits rythmiques les plus marquants est son usage de la coupure, du rejet/contre-rejet, et surtout de l’enjambement. Elle multiplie les variations de rythme avec une maîtrise qu’il m’a fallu tenter de rendre en français — le problème étant la brièveté des mots anglais et leur accentuation, alors que le mot français est souvent très long, et presque dénué d’accentuation. Ses poèmes, qui s’attachent si souvent à la question du lien, de l’articulation (y compris au sens organique, dans les Ode de la hanche perdue, Ode de mes jambes, etc.), mais aussi de la coupure et de la séparation (avec sa famille, son passé, etc.), mettent justement en jeu, dans leur forme même, ce lien et cette coupure… C’est comme si Sharon Olds rejouait la coupure pour mieux la conjurer, comme si elle la déniait pour mieux la rendre réelle. C’est donc aussi sur la syntaxe qu’il a fallu souvent jouer pour retrouver des flexions rythmiques comparables à celles de l’original. Et puis, la musique ce sont les sons… Sharon Olds joue très souvent avec la pure matérialité sonore des mots ; mais dans le même temps, elle est poussée manifestement par le besoin de dire quelque chose de précis, il y a une anecdote à raconter, pour la comprendre par l’outil du poème. Du coup, j’ai l’impression que le poème chez Olds travaille à croiser deux logiques : la logique de l’anecdote à raconter, des « idées » qui donnent l’impulsion au texte d’une part, et d’autre part une logique purement verbale. L’une s’attache à dire ce qui a eu lieu, l’autre laisse proliférer les mots et les jeux de rythmes. Et le sens du poème se construit dans l’interaction entre ces deux logiques, les « jeux » de mots introduisent une inflexion dans la narration, et des choses apparaissent dans le poème qui n’avait pas été prévues. Pour comprendre comment on passe d’une phrase à une autre, d’un vers à un autre, il faut prendre cela en compte. Les inflexions introduites dans le poème par le jeu de ces deux logiques devaient donc se retrouver en français, et se présenter avec la même nécessité. Il m’a donc fallu parfois adapter, éternel dilemme du traducteur.

On dit que l’intime est politique. La poésie de Sharon Olds manifeste cela de manière éclatante, et doublement : non seulement parce ce que c’est dans cette sphère que la possession et la dépossession de soi se joue, mais aussi parce que cette sphère, en tant que telle, accède avec Sharon Olds à la dignité d’un sujet poétique. Pour paraphraser sa Deuxième ode à l’hymen, si l’on peut parler de la Vérité, de la Beauté, pourquoi est-ce qu’on ne pourrait pas parler de l’hymen et de la défloration, du droit des femmes sur leur propre corps ? La poésie de Sharon Olds est évidemment politique, dans la mesure où elle s’intéresse à l’intime, à la vie quotidienne et apparemment si banale, et où elle arrive à dire ce qui est ­— ce qui n’est déjà pas une mince affaire — sans pour autant juger, dénoncer, ou prendre une  position du surplomb. C’est pour ça que la qualification de « confessionnaliste » ne lui va pas très bien (ses modèles sont d’ailleurs plutôt Galway Kinnell, Muriel Rukeyser, Gwendolyn Brooks que, par exemple, Sylvia Plath ou Anne Sexton) : les poèmes de Sharon Olds ne visent pas uniquement à raconter sa vie, mais à dégager ce socle où l’individuel communique avec l’universel. Creuser son histoire personnelle pour poser sur le blanc de la page, avec tendresse mais avec lucidité, un morceau de vie tout palpitant – et parfois un peu sanguinolent.


Sharon Olds, Odes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Guillaume Condello, collection S!NG, éditions le corridor bleu, mai 2020

Guillaume Condello est né en 1978 à Nice. Il vit et enseigne la philosophie en région parisienne. Il dirige, avec Laurent Albarracin et Pierre Vinclair, la revue Catastrophes, où il présente en outre des traductions (anglais). Il a notamment publié Les Travaux et les Jours et Alexandre (éditions Dernier Télégramme).


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