Cassandre à bout portant de Sandra Moussempès

Avec sa Cassandre à bout portant Sandra Moussempès fait exploser avec maestria le concept essentialiste de l’éternel féminin. Si l’autrice n’affiche pas un féminisme tonitruant fait de slogans, féministe son œuvre l’est assurément, dans son écriture même [1]. Optant pour une atomisation du féminin, la poétesse recompose à l’envers ses figures féminines dans ce nouveau livre-script post-punk échevelé.  

Fascinée par le vide, Sandra Moussempès ramène l’art du portait au tracé des contours, évidant les visages [2], comme elle l’a fait avec son visuel de couverture qui peut aussi bien évoquer un portrait de la poétesse Elizabeth Barrett Browning [3] qu’une figure anonyme de l’ère victorienne.

Ces visages évidés (anonymes ou plutôt dé-nommés) renvoient non seulement au motif omniprésent du miroir (cette Cassandre à bout portant, « maison de phrases liquides » p. 103, n’est-elle pas aussi « La maison du miroir rempli de visages oubliés » p. 111 ?) mais également au schème du double, l’un des principaux mythèmes dont nous relevons de nombreuses occurrences dans l’œuvre de l’écrivaine.

« Vous êtes désormais moins-vous je pense pouvoir faire votre autoportrait », écrit la poétesse (p. 90). Ce moi négatif permet le flottement entre fiction et autofiction, au souvenir d’épouser les formes du rêve ­— prémonitoire ou non. Ainsi Cassandre/Sandra peut-elle murmurer : « Je peux maintenant lire en moi et ce qui sort flotte / Bouche cousue, comme dans un rêve prémonitoire / Excès de draps et de noyades » (p. 137).

L’autrice n’applique pas à elle-même son propre précepte (« Ne pas mélanger la vie et le poème » p. 76) et reconnaît que « Je est une lignée d’écriture semi-automatique » (p. 101), elle qui voulait évoquer avec ce livre [4] les « traumas murmurés » (p. 131), même si pour cela elle doit planter sa lame « dans une matière pleine de non-dits » (p. 117) et en « retourner chaque lettre » (p. 132). Et de conclure, en une formule condensée à l’extrême : « Tout était dit te voilà dite » (p. 104).

Il ne faudrait cependant pas réduire pour autant Cassandre à bout portant à une expérimentation de l’autofiction. Quand l’autrice écrit : « Je me suis glissée dans une auto-biographie / Agrafée à la 134e page » (p. 145), c’est le deuxième vers qui importe, celui qui évoque non l’égotisme qui peut entacher certaines œuvres d’autofiction mais toute la violence à l’œuvre dans l’écriture de soi. Ne faut-il pas du courage pour se plonger « Dans un souterrain rempli de liquide amniotique » quand on sait que « La conscience est un musée portatif de soi-même » (p. 162) ?

Cassandre à bout portant est un retour aux origines, une renaissance. Faire son autoportrait revient à se dédoubler (« moi multipliée par deux » p. 87). Et l’on comprend mieux dès lors toute l’importance des jeux de miroir et des faux-semblants dans ce livre où « le miroir se transforme en paragraphe » (p. 21), livre-script, livre-partition ­— « symphonie de miroirs » (p. 100) où « chaque vierge boit le sang d’un miroir plein de trous reflétant un couple reflétant un couple reflétant un couple » (p. 164).

Ce jeu de réflexion, l’autrice ne l’applique pas seulement à elle-même et à ses doubles de fiction mais également à son écriture. L’esthétique à l’œuvre dans Cassandre à bout portant est fondamentalement réflexive, non pas au sens où la poésie de Sandra Moussempès serait son propre objet, mais au sens où le poème dans cette œuvre singulière reflète un poème qui reflète un poème — le poème et son double.

L’esthétique du reflet chez l’autrice est associée à la notion de vide qui se traduit le plus souvent dans son livre par l’image du trou, une image qui est parfois nommée (« un miroir plein de trous » ibid.), ou bien est-ce le texte lui-même qui est troué. Si l’aphorisme (dans le poème « Persona » par exemple p. 83) n’a pas chez Sandra Moussempès la même fonction que chez Ducasse, — qui procède dans ses Poésies I & II à un détournement rageur de maximes de type larochefoucaldien —, le poème à trous de la page 84 par exemple, avec ces maximes évidées, a néanmoins, du fait de ses béances, la même portée subversive que les textes de Ducasse. 

Si certain.e.s ont pu affirmer que tout est politique, Sandra Moussempès rappelle quant à elle que tout dans l’écriture est affaire de morale. De même que l’autrice évide ses aphorismes pour leur conférer une portée subversive, de même supprime-t-elle tout signe de ponctuation pour des raisons similaires (« une morale rythmique appelée ponctuation » p.129).

Cette écriture réflexive rend la traditionnelle distinction entre objet et sujet inopérante ici. Il en est ainsi de ce fascinant « miroir-objets pensifs » (p. 136), cette si singulière façon pour l’autrice « d’être présente en écrivant le livre dans le sens inverse, lettre après lettre, jusqu’au titre =  code introuvable » (p. 151).

Travaillant la « métaphore en dos nu rose » (p. 143), à laquelle elle assigne des fonctions contradictoires, autant que « l’espace interstellaire des métaphores » (p. 59), la poétesse reconnaît que « La ligne que je saute égale une forme de subjectivité » (p. 57). « Je deviens le poème que j’écris », confie-t-elle (p. 128).

La poétique de Sandra Moussempès tient du rêve, du cauchemar, de la culture pop, d’une mise sous tension du langage allumé comme une enseigne au néon : une « Pensée allongée dans la pénombre comme un récit clignotant » (p. 159) murmurée par une voix tour à tour spectrale, off, éthérique, écrite (p. 73), qui nous hantera longtemps.


Sandra Moussempès, Cassandre à bout portant, collection Poésie/Flammarion, Flammarion, janvier 2021

[1] « Je ne suis pas partisane d’une poésie ‘‘engagée’’ où il serait question de ‘‘faire passer des messages’’ mais il m’était devenu nécessaire d’évoquer ces violences, dire sans dire, puisqu’il s’agit de poésie. Et si tous mes livres en sont traversés, je souhaitais que cela soit plus limpide. » (Entretien avec Sandra Moussempès par Johan Faerber pour Diacritik, février 2021 https://diacritik.com/2021/02/01/sandra-moussempes-on-brulera-toujours-la-femme-avec-des-mots-ou-bien-avec-condescendance-cassandre-a-bout-portant/ )

[2] Citons notamment : « Je vis avec un homme sans visage » p. 89, « le visage vide et rose » p. 91, « une fille sans visage » p. 160.

[3] Mentionnée p. 43.

[4] « Je voulais néanmoins aborder, sans savoir trop comment la notion de traumas que j’avais vécus (de la petite fille à la femme adulte) dans la sphère psychique, familiale, sociétale, amoureuse et conjugale. » (Entretien avec Sandra Moussempès par Johan Faerber pour Diacritik, février 2021 https://diacritik.com/2021/02/01/sandra-moussempes-on-brulera-toujours-la-femme-avec-des-mots-ou-bien-avec-condescendance-cassandre-a-bout-portant/ )


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