Nous allons perdre deux minutes de lumière de Frédéric Forte

« Plus on s’impose de contraintes et plus on se libère de ces chaînes qui entravent l’esprit. » Frédéric Forte pourrait faire sienne cette citation extraite de la Poétique musicale de Stravinsky. Si certains écrivains ont besoin d’un sujet pour écrire, l’auteur de ce merveilleux Nous allons perdre deux minutes de lumière préfère se fixer des règles d’écriture : les sept mots du titre comme autant de parties (chants) du livre, chacune étant composée de sept strophes de douze vers et chaque vers de douze syllabes (dodécasyllabes). En somme, « une question / d’arithmétique et d’espace » (pages 9-10).

Ainsi donc le poète invente la structure et la métrique de son œuvre avant que de l’écrire, affirmant de la sorte que la forme (Gestalt) peut non seulement être première mais surtout qu’elle peut faire sens en soi.

Plusieurs interprétations des nombres 12 et 7 sont possibles. On peut supposer que le 12 représente l’égale répartition des heures du jour et des heures de la nuit lors des équinoxes et le 7 le nombre de jours de la semaine.

Frédéric Forte laisse affleurer les chiffres à la surface de la matrice (« c’est bizarre avec les chiffres / parce qu’il y a un premier mais pas de dernier. » p. 19), ces « chaînes de 2 » (p. 39) — « des 2 / disparaissent et d’autres se forment. » (ibid.) écrit-il, s’amusant à remarquer « ce qui se passe quand on arrive à compter / jusqu’à 2. » (p. 45), non sans adresser au passage un clin d’œil malicieux à son complice de l’Oulipo Jacques Roubaud et à la théorie du rythme abstrait [1].

Cette technique d’écriture poétique, que nous pourrions appeler dodécasyllabique, en référence à la musique dodécaphonique, n’est-elle pas « réglée comme du papier à musique » [2] ? Après tout, « pour ouvrir une boîte une / métaphore est inutile. » (p. 12), ironise le poète qui préfère travailler à « tout ce qui passe entre les phrases » (p. 30), se faisant chroniqueur pointilliste du quotidien.

« scène vue / aussitôt passée. et le petit goût de l’amer / de la perte. Nous n’aurons pas le temps de nous. Le verbe manque. Malgré tout j’aime l’annonce / en deux temps des noms de stations. l’appel. l’écho. / et les secondes suspendues dans l’intervalle. » (pp. 32-33)

Le deuxième et très cinétique chant (« allons »), travaille le motif du mouvement, — l’auteur se faisant l’audiodescripteur d’un film qu’il raconte à la lectrice et au lecteur privés de la vue de la chose décrite. « le paysage produit / sa propre bande-son », écrit-il (p. 22). Nous sommes plus ici chez Pierre Henry que dans l’œuvre d’Arnold Schönberg : « même les arbres sont bruyants / avec deux ou trois heures de sommeil en moins » (pp. 29-30).

L’une des notions les plus complexes à analyser dans Nous allons perdre deux minutes de lumière est celle de la relation entre la temporalité (métrique) et la structure discursive (la phrase). Cette notion mériterait à elle seule une étude plus approfondie. Le rythme fait sens, disions-nous, et sa signification première réside dans la double expérience temporelle qui se manifeste à la fois dans la scansion et dans l’énonciation, — durée, impermanence et finitude : « je n’arrive pas à identifier / l’instant où le présent de la phrase bascule / dans le futur. » (p. 50)

L’énoncé (la phrase) ne coïncide presque jamais à un seul vers complet dans le poème, comme si la dimension narrative tentait de s’affranchir du temps qui enserre le narrateur, tout en y étant entièrement contenue : « c’est incroyable tout ce qu’on peut faire entrer / dans un poème. », feint de s’étonner le poète (p. 14).

Il faut reconnaître que le centre de gravité du poème est particulièrement mouvant : « le sujet / de la phrase est à géométrie variable. » (p. 9) L’arithmétique de la métrique n’est-elle pas une tentative de formule mathématique en devenir en vue de déchiffrer les lois de l’univers ?

« ce matin / je n’arrive pas à séparer le temps de / la lumière. », confie le narrateur (p. 52) qui revient sur cette lumière dont nous allons perdre, de manière irréversible, deux minutes, comme si nous perdions inexorablement la vue/vie à mesure que la cécité nous gagne.

Ainsi donc ces taches dans le champ visuel, — y compris les yeux fermés —, ces phosphènes dont le narrateur nous dit qu’il souffre (p. 72), ne seraient-ils pas représentés dans le livre par les points, ceux des titres « cryptés » en braille, mais aussi par ceux qui parsèment le texte lui-même (et qui ne sont pas des signes de ponctuation puisqu’ils ne sont pas suivis de majuscules) [3] ? « j’ai du mal à faire / exister le poème. un ensemble de points / éphémères agglutinés les uns aux autres. » (p. 73)

Le poète et musicien Jean-Michel Espitallier nous confiait dans un entretien : « On n’écrit jamais que contre la mort, ou disons contre le temps, qui est une histoire de mort. » [4]  Nous allons perdre deux minutes de lumière est une œuvre sensible et bouleversante qui recueille les traces aussi précieuses qu’éphémères de nos vies minuscules. Un livre merveilleusement lumineux.


Frédéric Forte, Nous allons perdre deux minutes de lumière, P.O.L, février 2021

 [1] « La théorie de la combinatoire séquentielle hiérarchisée d’événements discrets considérés sous le seul aspect du même et du différent. » Jacques Roubaud, La Vieillesse d’Alexandre. Essai sur quelques états récents du vers français, collection Champ libre, éditions Ivrea, 2000

[2] Rappelons que le point, notamment dans le mot contrepoint est pris au sens de « note », les notes étant figurées par des points. Nous reviendrons infra sur l’usage que l’auteur fait du point dans son poème.

[3] Mentionnons également l’intuition subtile d’Émilien Chesnot dans sa critique publiée dans Sitaudis à propos du « jeu de correspondance détectable dès la couverture, dans les sept points (trois gris, quatre bleus) qui surmontent le nom de l’éditeur, POL ». https://bit.ly/3tmmYnu

[4] https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2018/12/05/la-premiere-annee-de-jean-michel-espitallier/


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