enfant je me souviens des car en sac
petites gélules de couleurs
à croquer goût réglisse
ça collait aux dents
ça laissait la langue noire
et leur amertume restait longtemps après
en bouche
l’innocence n’existe pas
je ne crois pas en l’innocence sacralisée
des enfants
qui manifestent déjà la bestialité
de notre espèce
dans des cours d’école couloirs toilettes où
se déroulent tragiquement
maints supplices
mais la violence de l’adulte a cette répugnance
particulière
quand elle nie avoir conscience
du plus odieux des crimes
en prônant l’innocence
ddfdsfdsfdsfdsfs
force est de constater
que tout prend de l’ampleur et de la vitesse
et que les notions comme les valeurs
se redéfinissent sans cesse
ou pire ont perdu leur sens
dans un état d’inconsistance
où l’on vit tente de vivre
en France
pays des Lumières
– et là j’hésite à mettre une majuscule –
lumières de lampadaires jaunis
sur des trottoirs toujours plus sales
comme nos mains
toujours plus sales de ne pas résister
fqfqffe
frôlant la cinquantaine
au temps des années 2020 2021 etc.
à l’ère du COVID 19
– ou de LA COVID puisque le féminin l’emporte toujours
pour toutes les maladies les catastrophes naturelles –
je me dis que je devrais dire
aux enfants de mes enfants
non seulement la magie des cars en sacs mais
baissant la tête comme un aveu
qu’en ces temps-là
dans un pays dit développé
qfqdfdfdsf
nous mettions des corps en sacs
pas des bonbons
des corps
dans l’indécence de se croire innocents
dans l’indécence de se croire pensants
raisonnablement
nous mettant à l’abri sous des tonnes de règlements
décisions pas prises à la légère mais
lourdes du poids de ces corps
malades n’ayant plus
droit au respect
droit à mourir dignement
droit à voir leurs proches
droit à un au revoir singulier
droit à une once d’humanité
droit à être enterré
Antigone en est morte de cette autorité refusant le droit aux morts
où est passée Antigone ?
cette emmurée des temps modernes
n’existe plus
que dans un sac d’ignorance
qui se souviendra des vivants si même les morts n’ont plus de visage
derrière le sac gommant leurs traits
étouffant seuls
à jamais
vvdsfddf
je dresse ici le mur de leurs visages
comme autant d’identités massacrées
d’histoires de vie brutalement mises à l’arrêt
du jour où on les a dits positifs
déposés en ambulance en réanimation
sans âme qui vive autour
que des inconnus à qui dire quoi
– est-ce ainsi que les hommes vivent ?
fdfdgdfg
à ces 100 000 morts en France
qui n’ont eu la chance ni de vivre
ni de mourir avec –
à ces enfermés en sacs
morts dans leur solitude
sans un sourire
sans un regard
sans un je t’aime
je dresse « Le mur des Sans »
Mémorial de noms sans visages dans vos sacs
lâchement oubliés d’une société ravagée
pas tant par le virus que par la peur
par l’oubli de ce qui faisait société
Mémorial de noms sans visages dans vos sacs
mutilés d’une part essentielle de vous-mêmes
de nous-mêmes
coupés de vos proches sans deuil possible
sans reconnaissance de corps
– est-ce toi mon amour dans ce sac recouvert
est-ce toi mon amour dans cette tombe
à ton nom
portant peut-être le corps d’un autre ?
MUR DES SANS
Denise aux yeux bleus grain de beauté en forme de cœur sur la joue droite
François aux yeux bruns nez tordu en championnat de boxe
Brigitte aux cheveux longs noirs ébène du bois de ses aïeux
Monique au crâne rasé tout juste remise d’un cancer du sein
Pierre aux yeux devenus gris au chemin parcouru de ses causses
Bernard aux jours creusées de tant de jour à attendre
Jeanne au visage de rose enceinte de six mois et demi
Emile amputé du bras gauche à la fin de la guerre d’Algérie
Samuel aveugle de naissance plein de taches de rousseur
David hyper musclé en salle de sport trois fois par semaine
Rachida au sourire si grand qu’il avale le monde
Judith au dos cassé de s’être tant baissée à sillonner la terre
Henri à l’œil crevé sous sa casquette de marin
Laetitia, Bruno, Laure, Rachel, Mona, Michel, Christian, Matilda, Philippe, Dominique, Sylvie, Dimitri, Ramatoulaye, Raymond, Michel, Soumaya, Behi, Claire, Dork, Fazia, Gregor, Emmanuel, Irène, Jacques, Jennifer, Kader, Leila, Lyn, Ken, Manuel, Carmen, Antoine, Julien, et les autres
fddfggdf
tous morts en sacs petits, moyens grands
en fonction
des tailles poids carrure
couleur des yeux ?
ratatinés ramassés pliés
découpés ?
ffhfg
et quel était le visage dévasté de ceux
médecins, soignants nés pour le vivant
contraints de vous glisser vous faire coulisser
dans des sacs en plastique
déformés
quelle sauvagerie pour tous
les morts les vivants les survivants
ceux qui soignent de leurs mains leurs mots leur tendresse
comment continuer après ça
bffdgfd
question – si l’on a encore droit à la parole :
créera-t-on « le corps en sac inconnu »
comme existe le soldat inconnu
et sa flamme sans cesse allumée ?
puisque ceci est censé être une guerre
construira-t-on un « monument aux morts en sacs »
mémorial pour ce crime contre l’humanité ?
rgrgrgrg
l’enfance et ses couleurs se perdent
l’amertume en bouche n’est pas la même
ça colle au cœur
ça nous écœure
on en vomirait dans des sacs
mais même les sacs nous sont devenus
insupportables
plastique d’une société sans âme
la planète en meurt
les poissons en meurent
les hommes en meurent
de la tête aux pieds aux bouches sans mot
maintenant que nos corps ont séjourné dedans
fdfsdf
aujourd’hui poète aux traits gommés
au visage de tous
je réclame justice
comme un « j’accuse » d’un autre temps
fdff
coupable d’autant plus de ne rien dire
je fais le choix de dire :
je suis comme vous
ce corps en sac inconnu
criant au nom de tous
par-delà les murs de l’espace et du temps
l’ignominie d’une société en déroute
la honte d’un peuple dénaturé
reniant l’origine
bouchant la source
avant l’éruption de la fin
fgf
je dis poésie j’ai faim de justice
de graines à germer en nous
qui soit d’une autre sorte que cette engeance
de fin de règne humain
que nous sommes devenus
sans même nous en apercevoir
presque en toute innocence
ghghghh
celle que n’ont ni les enfants ni les grands
un mot qui n’existe pas
un mot qui existe tant que l’on n’a pas été déclaré coupable
drôle de mot pour une drôle de guerre
redonner sens en découpant rajoutant multipliant
innocence innoscience innoconscience
nouveau mot à mettre en avant comme un flambeau
pour nous guider
déciller nos paupières
voir enfin
la vraie lumière
pas celle qu’on veut bien nous montrer
celle perçue par les trous du placard
la misère noire
cette « Mort en sac » pour qui
il va falloir parler avouer rendre compte
rendre des comptes
gfggfd
sans enrobage de couleurs
sous le vert le rouge le blanc le bleu
de ce qui nous a semblé être bon
voir le noir de nos gestes
de nos non-gestes
et agir tant qu’il en est encore temps
entre notre insouciance d’enfant
et notre culpabilité d’adulte
pour que jamais tel acte ne
se reproduise
ceci n’est pas une guerre
si ce n’est celle des hommes contre les hommes
qui ont d’avance perdu contre tout
s’ils se sont eux-mêmes perdus
dsfdsfdsf
enfant je me souviens des car en sac
petites gélules de couleurs
à croquer goût réglisse
ça collait aux dents
ça laissait la langue noire
et leur amertume restait longtemps après
en bouche
Avril 2021
Poétesse et artiste, Maud Thiria naît à Paris en 1973.
Après des études en Droit orientées vers la bioéthique, elle entreprend des études de Lettres modernes et rédige un mémoire sur la limite et l’expérience de la mort en poésie, avec pour directeur le poète Jean-Michel Maulpoix.
Lectrice dans l’édition puis rédactrice, traductrice et formatrice en FLE, elle décide peu à peu de s’orienter pleinement vers l’écriture.
Elle publie deux recueils aux éditions Æncrages & Co, Mesure au vide en 2017, sélectionné pour le Prix du Premier Recueil, et Blockhaus en 2020, dans la première sélection du Prix Révélation Poésie de la Société des Gens de Lettres. Elle est lauréate 2019 de la Bourse de création de poésie Gina Chenouard de la SGDL pour son recueil Falaise au ventre, à paraître aux éditions LansKine où un autre recueil Trouée est en préparation. Ses textes sont publiés aussi dans des anthologies, une vingtaine de revues (Triages, Nunc, L’Étrangère, PLS, N47, Contre-allées, Diérèse, Thauma, Le Nouveau Recueil), des livres pauvres et des livres d’artistes.
Elle fait régulièrement des lectures publiques de ses textes dans des lieux culturels et anime des ateliers d’écriture et de lecture dans des lycées (« Poète dans la classe », invitée par la Maison des écrivains et de la littérature) et des écoles supérieures (notamment à l’École d’Architecture de Paris-La Villette dans le séminaire « Architecture, Milieu et Paysage »).
Elle intervient aussi autour de la langue auprès de publics en difficultés sociales, des migrants et des réfugiés politiques au sein d’association ou pour l’Éducation nationale.
Face à la crise sanitaire et sociale de 2020, elle décide d’ouvrir sa poésie, très ancrée dans le corps, aux plus « empêchés » pour leur donner voix et obtient pour toute l’année 2021 une résidence d’écrivain de la région Île de France auprès de services gériatriques de trois hôpitaux parisiens autour du toucher, de la mémoire et de l’identité.
Sa poésie, comme les traces qu’elle réalise à main nue sur le papier, tisse un travail de mémoire, entre le corps et les paysages traversés, sensible à la disparition et à la maladie de l’homme comme de son environnement.