Traces de Samira Negrouche

Le titre du livre de Samira Negrouche ne pourrait être plus évocateur : Traces parle de ce qui reste, de ce qui a été laissé derrière soi. Le livre s’ouvre en pleine obscurité (« quand la lumière tombe » page 5) sur le motif de la poussière qui envahit et brûle les narines de la narratrice, ainsi privée de la vue en raison de la pénombre nocturne, avant de se poursuivre par le sens de l’ouïe :

« Chaque son doit reprendre sa place, en silence. Je les installe par épaisseurs et par couleurs, par effets aussi… » (p. 7)

La poétesse évoque ensuite « une nuée d’ombres écarlates qui s’évanouissent au soleil couchant » (p. 9). De ces ombres mouvantes, rien ne sera dit des êtres ou des choses qui les produisent. Nous apprenons seulement qu’elles « s’adossent sur des angles » que la personne à qui la narratrice s’adresse ignore (Ibid.).

Il est peu de certitudes dans ce court récit puissamment poétique. Les seules qui sont avancées prennent l’apparence parfois terrifiantes de structures verticales, tantôt les troncs (« Il y a des troncs autour de toi, parfaitement uniformes » p. 10), tantôt les murs (p. 17) [1], y compris la mer qui se dresse, infranchissable, face à celles et ceux qui tentent de la traverser pour survivre :

« Je ne cherche pas à escalader un mur /// surtout pas s’il est inerte /// je ne cherche pas à escalader la mer /// je ne veux pas me rappeler que la mer est un mur ///je ne cherche pas à traverser la mer /// » (p. 17)

Les trois barres obliques peuvent être lues comme une sorte de signe qui représenterait dans l’écriture un mouvement reproduit dans l’espace, ainsi que le laisse supposer ce somptueux fragment : « /// je regarde le monde bouger dans mon thorax /// » (Ibid.) [2].

Car Traces parle de ce qui nous déplace à l’intérieur de la langue (« une langue échappée » p. 18) : « L’empreinte immobile souffle dedans / tes yeux immobiles soufflent dedans / Ton corps immobile ouvre les voiles / dedans. » (p. 16). 

Traces triptyque 3 © Nathalie Postic

Nous ne saurons pas à qui se réfèrent les pronoms personnels « je », « tu » et « il », comme si la mise au point ne parvenait jamais à se faire, non sur l’objet énoncé, mais sur le sujet énonciateur lui-même : « je » n’est pas seulement ici un.e autre, il est toujours autre ailleurs, sans cesse déplacé et jamais focalisé : « Solio… / Je suis entrée par tant de portes / ai traversé tant de moi-même. » (p. 42)

Par glissement sémantique, le sujet devient parfois objet : « contre les angles ouverts de la forêt qui te traverse », écrit ainsi la poétesse (p. 11) reprenant le leitmotiv de l’angle pour mieux tracer une géométrie imaginaire ou plutôt une géographie de l’imaginaire politique (« aucune géographie n’est contradictoire » p. 36).

De cette géographie des (im-)possibles émerge une ville, qu’il s’agisse de Conakry en Guinée ou de tout autre cité maritime importe moins que de savoir que celle-ci est « une langue chargée au bord du récit » (p. 19).

« Le paysage est paisible, ce n’est qu’une supposition » (p. 13), une supposition c’est-à-dire un énoncé hypothétique qui n’a d’existence que dans le langage. Dans Traces tout se passe, tout se traverse, dans la langue : « Des pas sur des pas sur des fils sur des lignes sur des voix à la surface de l’eau. » (p. 15)

Du souffle, il est souvent question dans Traces, de celui qui pousse sur les vagues des embarcations d’infortune, ou celui, intérieur, qui nous anime. À lire ce très beau texte de Samira Negrouche nous l’avons souvent coupé devant la beauté étincelante de son écriture.

« Le geste est nombreux

Il fait silence en moi

Et c’est ainsi que je vois.

C’est ainsi que je te vois

Nombreux. » (p. 25)


Samira Negrouche, Traces, avec des photographies de Nathalie Postic, collection ‘‘La Motesta’’, Fidel Anthelme X, 2021

[1] « Il y a des troncs enracinés sous la langue, il y a des arbres qui flottent sur la langue, des murs où plonger dans la mémoire. » (p. 26)

[2] « Dans l’espace entre nous, il y a une nuée d’impossibles / comme chants d’oiseaux que nous ne savons retranscrire. » (p. 38) Autre piste interprétative, les trois barres obliques pourraient également représenter ces « nuées d’impossibles ».


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