Promenade et guerre de Cédric Demangeot

Œuvre posthume de Cédric Demangeot disparu en janvier 2021 [1], Promenade et guerre est le livre d’une puissante altérité et de sa plus forte expression, conduisant parfois les lectrices et les lecteurs au bord de l’énigme pure [2] :

« la lumière noire dans les yeux

des chiens. l’onde transversale de l’

alerte lorsqu’elle saisit un

à un les corps de l’

intérieur et répand son gel

sur nos constructions comme un

lac inverse » (p. 54)

L’enjambement est ici un démembrement du vers, — procédé qui fait écho à ce que le poète dit dans son texte intitulé « À propos de ceci et de cela » au sujet de la prose qu’il veut « désécrire en vers » :

« […] D’un geste

plus cassant, plus infirme que l’autre

(sûr de sa cause, ignorant

de sa conséquence) interrompre

ou saboter le moteur. Mettre l’os

& l’angle à nu — retourner

la peau des choses — sans voir

dans quelle sorte de matière

on enfonce une main (mécanique)

(arrachée d’un personnage à bras)

pour la perdre. […] » (p. 14)

Corps et langue ne font plus qu’un dans l’écriture de Cédric Demangeot où se livre une guerre dont l’autre devient l’ultime dépositaire :

« je dépose le son dans ta bouche ça

résiste aux salives, aux molaires, c’est

le morceau du corps d’un autre que j’

incorpore à l’innommé

du récit : mange

encore une ligneuse

invention du souffle inverse

irradiante où s’interrompt le geste » (p. 110)

Le poète dès lors n’est pas le héros de cette guerre mais le martyr de sa propre langue, le lieu même de sa désarticulation qu’il actionne en la prononçant. Il est « ce pantin foutu, / raclé, radieux, désartic / ulé de lu / mière & harcelé de / bruit de ce côté-ci du temps le / mauvais côté. » (p. 46).

Dans la poésie de Cédric Demangeot, la langue fait rage, le mot troue comme une balle (« à l’endroit du trou qu’ / un mot pourrait faire / dans le décor » p. 75) : « je te troue / tu me troues / la peau », écrit le poète (p. 60) s’adressant à cet autre, hors champ, mais toujours présent.

Car les poèmes de Cédric Demangeot sont bien adressés, ils sont pour personne, pour reprendre le titre de son livre publié par L’Atelier contemporain en 2019 :

« toi dont l’os

pleure en caressant le sens

au verso de l’histoire plutôt qu’à sa

fin, je t’ai croisé dans cette rue. me feras-tu

connaître enfin que l’oubli

est l’appui maudit

de la pensée » (p. 69).

La pensée, si souvent évoquée dans l’œuvre, a partie liée avec la langue en cela que l’une et l’autre sont également putrescibles pour Cédric Demangeot qui nous invite à la « lecture à cru d’un animal de langue » (p. 31). « l’odeur d’anfractuosité / d’un mot, là // les sucres lourds de la matière / toujours déjà mourante […] » écrit-il (p. 33) pour mieux rappeler que le langage porte en lui la marque désolante de notre finitude.

Dans l’être souffrant et agonisant, la langue tient lieu de corps, — corps et langue rendus difformes par la douleur. Les vers de Cédric Demangeot sont souvent rompus, brisés, démembrés. Sa phrase exsangue. Il faut aller vite. Concentrer le dire, quitte à le malmener. Faire entrer dans le lieu sombre du poème le non-dit et le mal-dit, à l’image d’un impensé (« c’est un impensé qui parle » p. 58).

La poésie de Cédric Demangeot est un art de l’irréparable. Car l’art n’a jamais eu vocation à réparer le vivant. « il faut apprendre / à prêter notre parole aux morts », écrit le poète (p. 29).

Ainsi que le soulignait Isabelle Lévesque dans sa critique du Poudroiement des conclusions (L’Atelier contemporain, 2020) en citant le poète [3], l’ambition de Cédric Demangeot est de « défaire notamment la pensée morte, la langue morte ». Sa poésie, écrit encore Isabelle Lévesque, « revendique un projet : dé-finir, comme l’avance un vers traduit de Leopoldo María Panero : ‘‘Le poème est fait pour dé-mourir’’. » [3]


Cédric Demangeot, Promenade et guerre, collection Poésie, Flammarion, février 2021

[1] Nous invitons les lecteurices à lire l’hommage que Claro rend à Cédric Demangeot dans Le Clavier Cannibale : https://towardgrace.blogspot.com/2021/01/cedric-demangeot-la-plus-forte.html

[2] Ainsi que nous y invite si justement Pierre Vinclair, dans sa belle recension publiée dans Poezibao, « plutôt que de ‘‘chercher à comprendre’’, [le lecteur doit descendre] à son tour à hauteur de mots, sur le plan de la langue » (https://poezibao.typepad.com/poezibao/2021/03/note-de-lecture-c%C3%A9dric-demangeot-promenade-et-guerre-par-pierre-vinclair.html)

[3] Critique publiée dans le n°1227 de Quinzaines.


Laisser un commentaire