Contre-mesures [épisode #1]

Édito poétique. De quoi la poésie actuelle est-elle faite ? D’où est-elle écrite ? Vers qui ou quoi ?

Depuis la création du site Les Imposteurs le champ poétique contemporain a été et continue d’être exploré d’article en article comme un espace de création unique où cela se passe. The Place To Be. Le champ sur lequel tout critique littéraire doit être. Et s’exercer. Le champ dans lequel quelque chose se passe à la fois dans la langue et hors de la langue. Espace déssaturé de voix qui parfois se rejoignent, parfois se disjoignent. Loin du bruit.

Contre-mesures a pour ambition d’approcher au plus près de ces espaces vivants de création, de rendre compte autant des écritures exigeantes et confirmées que de celles tout juste émergentes.

L’expérience qu’offre la lecture de you, partition minimaliste composée par Chantal Neveu, s’apparente à la lecture d’un générique de fin de film dont le texte défile sous nos yeux. Sauf qu’avec ce livre c’est la lectrice et le lecteur qui déterminent la vitesse de défilement du texte. Et en fonction de la vitesse de lecture, l’interprétation varie.

C’est donc la plasticité du texte et sa possible mise en mouvement qui nous intéressent ici. Son élasticité structurelle. Chercher à savoir jusqu’à quel point on peut étirer ou contracter le matériau linguistique et quelle serait l’incidence d’une telle pratique de lecture sur la narration et la perception sonore par un auditoire lors d’une performance.

Ce traitement plastique du matériel textuel entraîne l’ensemble dans une représentation bidimensionnelle qui fait ici dispositif. Le bloc-texte peut ainsi s’appréhender comme un matériau en deux dimensions, un élément géométrique en cours d’abstraction, saisi depuis les deux pôles magnétiques que sont l’homme et la femme formant le couple dont le poème relate les événements plus ou moins saillants qui rythment leur vie amoureuse.

« je métabolise

métrages

empiriques

lectures

décantées

tissu souplesse densité

motif

floral

géométrique

fractal » (pp. 42-43)

Pascale Petit a composé son pas de printemps pour acapulco à partir de séquences en apparence impersonnelles, — ou plutôt dépersonnalisées car décontextualisées —, glanées sur des écrans de télévision, d’ordinateur et de téléphone portable. Des textes sortis de leur contexte d’énonciation. À partir de ces bruits, l’autrice réussit le tour de force de reconstituer, par un remarquable travail de collages successifs, un flux continu et à recréer une parole anonyme et plurielle. À faire émerger dans ce dispositif un sujet dans l’énoncé. À faire entendre des sentiments, des émotions, des peurs, des doutes.

« radieuse deux points

qui avait le cœur immense entre ses bras

j’ai des souvenirs avec nous

le ciel est noir

le piano est seul » (pp. 69-70)

En inversant l’acte d’énonciation, Pascale Petit montre, non sans humour, que ce que nous prenons pour une parole individuelle n’est le plus souvent que la duplication inconsciente d’un discours collectif consumériste. pas de printemps pour acapulco nous interroge sur la parole, son origine, les mots que l’on reprend, que l’on met en nous, ceux pré-proférés que nous répétons, mais aussi la part d’intime dans l’acte d’énonciation. Privée de son je et de son tu, que reste-t-il de la parole ainsi isolée de son énonciateur et de son destinataire ?

Le poème s’écrit tout entier en négatif dans ce dispositif. Un parti pris risqué mais réussi.

Avec son nouveau livre, Explorizons, Florence Jou pose la question de ce qui se passe dans la langue lors de l’énonciation et de l’espace que la langue délimite. D’où écrit-on ? Mais surtout vers où ? Explorizons est la mise en récit d’une expérience, le livre n’étant que l’une des formes possibles de cette expérience. Une installation textuelle. L’autrice conserve dans son livre de nombreuses traces de sa fabrication : l’envers du livre pour mieux nous faire comprendre l’endroit où nous nous situons.

Rarement livre aura permis de montrer de manière aussi brillante qu’un texte, en tant que dispositif ou système, opère dans un environnement (un contexte). Ce qui est en jeu dans ce très beau livre c’est une écopoétique. Par sa poétique située Explorizons est un puissant dépaysement du dire. La poétique devient chez Florence Jou une véritable praxis. Car si elle ne transforme pas le réel encore peut-elle transformer le sujet.

« tu lis,

suspendre et espacer,

tu transformes,

tu pars de l’infinitif,

une origine à collectif ne peut pas être institutionnalisée,

c’est ce que tu entends souvent,

le commun avance avec les questions qui s’abattent,

cherche tentative,

tu penses

seuil,

pouvoir entrer et sortir d’un commun,

tu penses

interfaces,

mesurer les actions à l’échelle écologique,

chercher une disposition,

devenir surfaces,

tu aurais envie

de jouer collectif,

le contraire de l’opinion et des prières,

de te tenir dans une assemblée sans bord,

un espace d’échos à l’écoute imparfaite. » (pp. 55-56)

Dans Ubique de Frédérique Cosnier les poèmes ne sont pas parole mais essentiellement voix (« J’allais chercher des voix d’écriture » p. 12). Ce qui fait poème dans ce livre c’est l’ubiquité de la voix, — voix qui soulève, projette, revient, entoure. Chaque poème prend pleinement voix pour mieux nous transporter depuis le conditionnel des jeux d’enfant vers un ailleurs multiple.

« On serait des apaches

des figures méconnues

des pratiques de possibles

des assemblages

qui considèrent

Des blancs

des échos retardés

du corail

du marc laissé là

de la jouissance en grès

Du sexe dur » (p. 41)

Injustement méconnue en France, la poétesse et traductrice Barbara Köhler est née en 1959 en RDA à Bürgstädt, petit village de Saxe. Ouvrière spécialisée, puis aide-soignante, elle travaillera ensuite comme éclairagiste au théâtre de Karl-Marx-Stadt avant de se former à l’Institut für Literatur Johannes R. Becher de Leipzig. Son premier recueil, Deutsches Roulette, paraît après la réunification en 1991. Elle s’installe en 1994 dans la Ruhr jusqu’à son décès survenu en janvier 2021.

Saluons l’excellente initiative des éditions L’extrême contemporain qui publient le deuxième recueil de l’autrice dans la très belle traduction de Laurent Cassagnau (qui signe également la postface), suivi par la leçon inaugurale prononcée par Barbara Köhler alors nouvelle titulaire de la chaire de poétique « Thomas Kling » de l’Université Friedrich-Wilhelm de Bonn.

« Je m’exerce à la solitude, et je pense que j’ai déjà pas mal progressé. Je parle avec la langue, parfois elle répond. Parfois aussi, c’est quelqu’un d’autre qui répond. Être comprise, je n’y compte plus. Les mathématiques ne sont pas ma discipline. » (p. 13)

La poétesse interroge : est-il possible de produire des énoncés sur la langue ? Comme si nous pouvions nous en abstraire tout en l’utilisant. Parler de l’outil avec l’outil lui-même. Comme si celle ou celui qui s’y exerce pouvait se situer en dehors de la langue elle-même. Ou au-dessus. La langue serait-elle un lieu où l’on se trouve ? Aurait-elle un extérieur ? Des côtés, plusieurs faces, que l’on pourrait observer depuis un autre lieu qu’elle-même ?

Et la poétesse de répondre en déplaçant la question : dans le poème la langue devient autre chose, ou plutôt devient chose : elle devient écriture. Le verbe devenir étant aussi important ici que le mot écriture. Car rien ne doit être fixé. Le poème est posé « dans des rapports, réels et a-réels » (p. 91). Ce qui importe, c’est autant le texte produit que le rapport qui va se créer. Le poème n’est pas un lieu. Il est le miroir (é-)mouvant d’une présence énigmatique.

« Obscura la bouche ouverte

comme pour un mot me fixait

qui ne voulait rien dire » (p. 28)


Chantal Neveu, you, La Peuplade, novembre 2021

Pascale Petit, pas de printemps pour acapulco, série discrète, mars 2022

Florence Jou, Explorizons, éditions LansKine, octobre 2021

Frédérique Cosnier, Ubique, La clé à molette, collection « Voix dans l’orme », novembre 2021

Barbara Köhler, Blue Box, suivi de Le Voyage au centre du discours (Die Reise zum Mittelpunkt der Rede), traduit de l’allemand par Laurent Cassagnau, éditions L’extrême contemporain, avril 2022


Laisser un commentaire