Contre-mesures [#5]

Édito poétique. De quoi la poésie est-elle faite ? Non pas la poésie hors-sol, au lyrisme suranné ou faite d’instantanés instagrammables, mais celle qui s’écrit dans l’inconfort de soi, aux prises avec la langue. Celle qui dit et répète l’échec. Celle qui se crée dans les trous du langage.

Présentant son quatrième livre de poésie, Frédéric Dumont écrit : « Le langage n’a jamais sauvé personne, le caniche continue de respirer même s’il se mord la queue. En fait, le langage me sauve tous les jours. Lorsque je parle à quelqu’un, je veux souvent quitter les lieux. C’est faux. Une autobiographie ratée ? Je suis trop jeune de toute façon. Le présent, mais contaminé par des souvenirs réels et inventés. » [1]

Les poétesses et poètes présenté·e·s dans cet épisode ont ceci de commun de désarticuler le poème autour d’un je à partir duquel iels jouent d’une plasticité d’écriture dans laquelle l’intime réinvestit le langage autant que le langage réinvestit l’intime.

Écrit durant la crise sanitaire de 2020 [2], Chambre minimum, publié par les éditions Les Herbes rouges, est assurément l’un des meilleurs livres de poésie parus en 2022. Poésie à huis clos, le texte, — comme tous les grands textes —, se fait le récit de lui-même. « Je désire le très long poème », écrit Frédéric Dumont dans son poème liminaire (p. 11), lui qui se dit « heureux en narrateur de murs » (p. 39).

Toutefois, « L’histoire ne progressera jamais si je reste dedans », reconnaît l’auteur (p. 48), car « C’est la vie qui décide, pas le poème » (id.). Ainsi, « Sur papier, mes yeux sont dix. Dans la vie réelle, deux, sur papier : zéro. C’est beaucoup et c’est ma chambre. Quelques phrases, le texte sous vide. » (p. 65).

Entre les murs de cette chambre, le poète ramène sa vision, non aux choses en soi, mais aux choses telles que prises dans le langage. Pour paraphraser la plus célèbre proposition du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein : les limites de son langage signifient les limites de sa chambre [3].

« Je rêve que le mot lumière

soit autre chose

qu’une métaphore rampante,

la poésie,

non, jamais

la lumière est cet objet

volant et anormal par lequel

j’arrive à voir la circonférence

du trou, ce trou d’eau ordinaire

mal écrit dans un trou. » (p. 46)

En poète, Frédéric Dumont nous dévoile dans Chambre minimum sa vision singulière du langage maximum : « je trouve une question puis / je meurs dedans. » (p. 106)

Julia Lepère ne se meurt pas dans le langage mais s’y blesse, par elle, c’est-à-dire par lui, L., à qui le livre est dédié, — par L., donc, l’écriture blesse [4], « À ce moment précis [où] le bruit fait du silence et le silence du bruit » (p. 10).

Par elle se blesse est un livre polyamoureux (« A., et L., pour amours », p. 9), un livre des pronoms plur-iels, un poème fragmenté pensé comme un film expérimental (« Dans la succession des images, // des langues modelées par l’œil », p. 58) : plan-séquence, découpe du vers et du mot [5], cadrage de la phrase, comme ici :

« image porno-

graphique, ce mot

dure je m’écrase en tendresse

hanche clouée » (p. 60)

La narratrice est non seulement actrice de son poème-film expérimental (« Dans une scène nue pour lui / Mes ongles peints / Disparaissent apparaissent, je suis une autre qui soupire », p. 74), mais elle en est surtout la réalisatrice, réinventant sans cesse l’in-forme de sa phrase, que ce soit en vers ou en prose, pour mieux donner à voir le langage en plein mouvement :

« Vision de 4h du matin un poète boit les longs cheveux d’une nymphe aux lèvres noires aux pupilles troubles qui me ressemble, amours interchangeables cinématographiques de bas résille et d’essuie-glaces dans des voitures volées on roule des cigarettes écrit des aventures jamais vécues, des voyages arrêtés » (p. 82)

De Miel Pagès je connaissais les vidéo-poèmes [6]. La Septième lèvre, son premier recueil publié aux éditions Blast, confirme que la poétesse est l’une des voix émergentes parmi les plus prometteuses de la scène poétique actuelle.

Poème queer, La Septième lèvre travaille une langue à nu, en manque, pour mieux dire le désir : « après / tu dis tout s’apaise alors / que le monde ne nous a pas dégluties / sous nos doigts la langue / ce qui résiste à se prononcer » (p. 67) ; « cut // jouir rose / le soleil pressé entre les cuisses // générique » (p. 81) [7].

« avec qui aller au langage », se demande la poétesse (p. 76), qui écrit plus loin : « parfois tu fais semblant de n’entendre que / le bruit / des points de suspension » (p. 107).

« de l’autre côté du boulevard

t’ai vu époumoner quelque chose

comme mon absence

tous ces efforts pour déplacer l’air

que j’ai touché

0

je te regarde

te prendre pour un algorithme

tu voudrais choisir les rues que j’emprunte

les réseaux où je me promène

0

quand nous marchions sur le même trottoir

avant

tu limitais l’oralité du cœur

0

bruit » (p. 104)

Tout est normal, sous-titré « Chroniques », est un livre du temps, en ce sens que Guillaume Condello travaille l’écriture dans sa temporalité. Son sujet n’est pas la normalité, ni le quotidien le plus trivial, mais — et c’est le titre de l’un des dix chants qui composent le livre — l’ordre des choses, sachant qu’ici ce sont moins les choses qui importent que le temps (chronos) de leur narration, car le temps est l’expression de cet ordre (cosmos) [8] dans le poème.

« voici         pour eux

          j’écris ici

insectes enfants ces aiguilles

    sur le cadran du sol

et la terre à son heure

       étoiles soleils toujours

à la course derrière

       leurs images

et l’absence tue

                   au bout

dans la piscine » (pp.13-14)

Ainsi le texte porte-t-il la marque du temps, à savoir un rythme singulier que le poète retranscrit sur la page en utilisant les espacements qui matérialisent les différentes valeurs d’intervalles et de mesures, la mesure étant l’unité qui segmente la durée du poème.

« assis dans le couloir

             un baladeur CD

sur les           oreilles

regardant passer

                           le temps

et les gens

les cheveux longs

        une parka

de l’armée française

0

récupérée sans doute

                     le symbole

la subversion

                 trop courte

aux bras

et au ventre rien

                                sinon

la rage forant

               blanchie 

0

de l’ordre des chose » (p. 85)

Autre marque du temps et de ses effets dans le texte, le signe de sa propre disparition : à plusieurs reprises le poète écrit « […] » [9], matérialisant ainsi la disparition du texte dans le poème.

Avec ce remarquable Tout est normal, grand livre du temps en dix chants et quatre intermèdes publié par les excellentes éditions Lurlure, Guillaume Condello montre qu’il est l’un des rythmiciens les plus passionnants de sa génération.

Premier recueil de Laura Lutard, son prometteur Au bord du bord, paru aux éditions Bruno Doucey, sera dans cet épisode le livre des confins de l’intime, le livre du je constamment extériorisé. La poétesse, qui co-dirige le Bordel de la poésie de Paris [10], est également comédienne et nous sentons à la lire que se joue avec son texte un corps à corps, une prise de risque. Une prise de son.

« Dans l’entre-continents

La peur du crash en dragon dans l’estomac

Qui-vive qui ne sait s’il

Est absurde ou présage

Les aiguilles au tempo des turbulences

0

Un au revoir sait-il nager ? » (p. 53)

Laura Lutard pousse ici la langue dans ses limites asyntaxiques, créant un effet de déséquilibre qui dessine, en négatif, les marqueurs presque invisibles d’une scansion que la poétesse nous laisse deviner à l’oreille sous le texte imprimé : une pulsation martelée dans cet extrait par les occlusives [t], [k] et [p].

Dans l’extrait suivant, nous soulignons les occlusives [p] dont l’effet sonore percussif confère à la séquence son rythme nettement marqué :

« Les Et si maudits

En rayures sur la vue sous la peau

0

Peau cicatrice peau fêlure peau fière

Par laquelle bande

L’ultérieur » (p. 72)

C’est un tout autre texte que nous avons sous les yeux quand nous le lisons à l’oreille. Ce qui pouvait passer, à l’œil, pour des faiblesses ou des maladresses, prend pleinement son sens quand nous lui faisons passer l’épreuve du son. La scansion, au plus près du corps du poème, nous permet de découvrir un second texte. L’autrice l’énonce elle-même dans le dernier poème du livre : « Désosser les sons de la langues / N’en garder que l’écho » (p. 76).


Frédéric Dumont, Chambre minimum, Les Herbes rouges, juin 2022

Julia Lepère, Par elle se blesse, collection Poésie/Flammarion, Flammarion, octobre 2022

Miel Pagès, La Septième lèvre, Blast, mai 2022

Guillaume Condello, Tout est normal, Lurlure, mars 2022

Laura Lutard, Au bord du bord, éditions Bruno Doucey, avril 2022

[1] https://www.lesherbesrouges.com/toutes-les-collections/poesie/chambre-mimimum/

[2] https://lactualite.com/culture/ce-qui-se-cache-derriere-chambre-minimum/

[3] « Les limites de mon langage signifient les limites de mon monde. » Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduit par Christiane Chauviré et Sabine Plaud, collection GF, Flammarion, 2022, p. 194.

[4] Sur les jeux d’homophonie, on se reportera à la chronique de Germain Tramier parue dans Libr-critique : https://t-pas-net.com/librCritN/2023/02/26/chronique-germain-tramier-fragment-dun-mythe-amoureux-a-propos-de-julia-lepere-par-elle-se-blesse/

[5] Découpe de soi : « je me découpe » p. 30.

[6] https://www.youtube.com/@mielpages/videos

[7] Pour l’utilisation du terme cut dans le texte poétique, on se reportera au livre de Pauline Catherinot Et les regarder les fantômes (La Boucherie littéraire, 2022), et à notre critique de cet ouvrage : https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2023/02/08/contre-mesures-4/

[8] Cosmos, du grec ancien κόσμος, signifie à la fois« monde » et « ordre ».

[9] Pages 61, 64, 67, 68, 97-98.

[10] https://www.lassautdespoetes.com/bordel-de-la-poesie-dossier-de-production


Une réflexion sur “Contre-mesures [#5]

  1. Cher Guillaume je viens de lire vos chroniques de mars et février Quel travail et nuances dites quant aux livres lus, c’est impressionnant, je n’arrive plus hélas (étant submergé sous le travail à en faire autant (et à avoir cette curiosité aux aguets)! Peut-être ne l’avez-vous pas encore vu (il paraît le 17 mars), mais le livre de B. Casas Combine, dont j’ai suivi l’élaboration et plusieurs fois lu, est je crois un livre puissant (sans le paraître), un vrai viatique d’éthique de vie, un cap pour faire face à ce qui écrase. le 16 mars chez Mazette (cf leur site) j’anime une soirée de lectures plurielles et participatives de poésie avec Benoit Casas et en invité d’Actoral/MAzette je jeune Victor MAlzac fera une petite lecture, Si vous êtes à Marseille et disponible je voulais vous en prévenir Bien à vous emmanuel

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