Une immense sensation de calme de Laurine Roux par Eve Guerra

La matière organique du désir

« Les jours qui suivent ma rencontre avec lui ont la consistance d’un songe. »

(page 12)

61+1+SoEd0LLe premier roman de Laurine Roux, Une immense sensation de calme, a l’allure d’un conte – les paysages décrits, les lieux ou noms mentionnés rappellent de lointaines contrées – russe(s). Roman à l’allure d’un conte (songe) russe, ou conte à l’allure de roman, en raison de la longueur du texte, mais l’allure seulement : les personnages, entités incarnées et de chair, donnant corps au récit et produisant du réel, évoluent dans cette marge ou frontière, où ils sont à la fois corps et symboles, métaphores, idées et représentations du monde, qui coexistent puis fusionnent, trouvent ce lieu de rencontre, de jonction – Igor, l’être animal, presque primitif, dont on devine qu’il est fait d’eau et de glace, habitant l’autre monde, parallèle ou contigu à celui des humains, perméable du moins, celui des Invisibles, appartenant à un monde disparu ; puis la narratrice, venue du second, celui des hommes, qui a oublié le monde ancien et l’intuition de la Nature.

Deux conceptions du monde et de l’amour : l’un tourné vers le besoin et la nécessité, la puissance de vie, sans l’artifice du discours amoureux, de Igor qui ne parle jamais, sauf par nécessité, dont les mots sont paroles et non langage, donc sacrés ; et l’autre conception, celle de la narratrice, qui nous est plus commune et connue, de l’amour comme un songe, ou rêve éveillé, détachement, sortie de soi, idéal.

Deux personnages donc, qui incarnent deux représentations du monde, dont l’une va prendre l’ascendant sur l’autre, celle plus immanente et organique (Igor), n’aspirant à aucune verticalité (ou idéal), et proprement liée à la matière.

«  Je le vois se plaquer à la paroi. Sa main est grise comme le caillou, son esprit dur comme du calcaire. J’ai l’impression qu’il va être avalé par la montagne, appelé par ses rondeurs de femme. Lui la comprend de ses doigts. Bientôt ils évoluent ensemble, amants sauvages que la nature réunit clandestinement. […] Il grimpe le long de la falaise. Ne regarde pas en bas. Son esprit se disperse dans chacune de ses cellules, condensé dans l’effort, sans aucun autre but que celui de former le geste pur […] son corps tout entier tend vers la matière. »

(pp. 9-10)

Sur l’autre, celle de la narratrice, obligée de passer par le langage pour nommer son désir, et au sein même de ce désir qu’elle nomme, trahir l’inflexion de l’Idéal à la Matière. Pour dire le sentiment amoureux, le langage ne va pas nommer le sentiment mais décrire les sensations de manière parcellaire et organique ; les décortiquer et démembrer pour retranscrire le sentiment.

«  Partout dans mon corps mille particules soulèvent mes membres, et c’est à la fois de la peur et de la glace, du miel et de la lavande. Je comprends de moins en moins ce qui se passe, je sens seulement arriver, comme une lame de fond, un grand tremblement qui me saisit des pieds à la tête. Je finis par lâcher la nasse qui retombe dans le lac. Je ne peux déterminer de laquelle, la peur ou la joie, je suis la proie, médusée par la fixité du regard d’Igor. Le sang fourmille à mes tempes puis coule en nappe de chaleur dans mes joues, mon cou, le long de mon œsophage, emplit ma poitrine devenue nid, se répand dans mon ventre devenu antre, et je finis en flaque chaude, entièrement molle, prête à disparaître dans les boues du lac. »

(p. 11)

Une écriture, semble-t-il, qui passe par la description minutieuse des sensations pour dire l’émotion. Mais autre chose, à propos de l’écriture. Ce roman est un roman-conte. Tout  y est allégorique et détaché du réel, les structures politiques et sociales (le Grand oubli, le Comité), tout est y détaché du réel excepté le lieu, certes nommé, mais qui demeure lui-même lieu de rêverie et métaphore : le lac Taïgal.

Une immense sensation de calme est écrit au présent. Il s’ouvre par un «  À PRESENT IL FAUT QUE JE RACONTE », rappelant l’incipit de tous les textes primitifs : l’épopée («  Je chante aux muses » Homère) et les contes oraux ou écrits. C’est l’histoire d’une rencontre et d’un amour entre deux personnes opposées, en apparence, narration d’un amour dont la linéarité est parasitée, attaquée de l’intérieur par des analepses.

De quoi sont faites ces analepses ?

Tous les retours en arrière décrivent les derniers moments d’échanges, des moments de transmission entre une petite-fille et ses grands-parents, la grand-mère surtout, puis leur mort, avec cette idée, essentielle, que leur mort participe de l’ordre des choses, et d’un retour à la Nature. Revient sans cesse l’image du grand-père qui disparaît comme «  les feuilles mortes » : son corps retourne à la matière et au cosmos auquel il appartient – organiquement.

Une transmission, disais-je, faite à la petite-fille par la grand-mère, ou plutôt le legs d’un monde ancien, par la mémoire, préexistant avant sa propre existence, celle de la narratrice, sa petite-fille.

Une immense sensation de calme fait coexister deux puissances, comme deux représentations du monde, qui convergent vers un seul but, celui unique aux deux amants : la puissance de vie (la narration du désir amoureux et de son accomplissement) et la puissance de mort. Il s’agit de rappeler par la mémoire d’un passé perdu, et le souvenir des morts, dans cette puissance de vie qui existe, et s’exprime à l’instant T du texte, l’urgence de la vie elle-même, celle immanente, organique et simple : « Car nous sommes tous de passages. Simplement de passage. » (p. 119), dernière phrase du texte.

Eve Guerra


Une immense sensation de calme de Laurine Roux, publié sous la direction de Marc Villemain, éditions du Sonneur, mars 2018.

 


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