Tango de Satan de László Krasznahorkai

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« Avec tristesse il observa le ciel sombre et menaçant, les vestiges desséchés de l’été infesté de sauterelles, et brusquement, à travers les feuillages d’un même acacia, il vit défiler tour à tour le printemps, l’été, l’automne et l’hiver, comme s’il venait de percevoir la pitrerie du temps qui, dans l’immuable sphère d’éternité, nous fait croire, en donnant l’illusion d’une route droite qui traverserait le chaos du désordre et en créant la hauteur, à l’inéluctabilité de la folie… » (pages 14-15)

Dans une campagne hongroise pluvieuse, le temps semble suspendu depuis le démantèlement de la ferme collective. Une poignée de villageois est restée : Futaki, les Schmidt, Kerekes, les Halics, Kelemen le contrôleur, les Kráner, la famille Horgos, l’aubergiste, l’ex-directeur de l’école (fermée) et l’ancien médecin. Tous végètent, s’épiant et complotant les uns contre les autres jusqu’à ce que la rumeur annonçant le retour d’Irimiás et de Petrina, que l’on croyait morts, se propage. Pour certains, Irimiás est un prophète, tandis que d’autres redoutent l’avènement de Satan…

Tango de Satan est un chef-d’œuvre. Qualifier de la sorte un roman revient bien souvent à reconnaître l’incapacité dans laquelle se place tout exégète à analyser en quelques pages l’œuvre qu’il a choisie pour objet de sa recension, – par crainte de ne pas être à la hauteur, et, – pire, de la dévaloriser par une paraphrase inutile.

Tango de Satan est une œuvre tellement riche de significations qu’aucune lecture ou analyse ne semble capable d’en épuiser le sens. Alors pourquoi prendre le risque d’en parler ? La finalité première des recensions que le lecteur trouvera ici est de mettre en lumière des ouvrages pour susciter l’envie de les découvrir (ou, dans une moindre mesure, de les éviter). Aucune œuvre n’existe en soi, hors regard du lecteur. Chaque lecture vient en enrichir le sens – et certains lecteurs sont de véritables artistes.

On pourrait penser que László Krasznahorkai est un écrivain qui parsème son texte d’obstacles pour le lecteur, refusant la transparence, tenant le lecteur à distance, en respect, rejetant l’identification, toute empathie. Il est vrai que rien n’est fait, ici, pour séduire le lecteur, du moins ce dernier ne trouvera dans ces pages aucune séduction facile, aucun personnage attachant. Tous sont affreux, sales et méchants.

Le lecteur ne sait jamais vraiment ce qui se passe. On ne saura rien des circonstances de la mort présumée d’Irimiás et de Petrina ni des affaires louches évoquées. Une guerre est évoquée à plusieurs reprises sans que l’on en sache plus. La topographie reste également assez floue. Seuls sont mentionnés l’auberge où les villageois viennent se saouler de palinka, le moulin où les sœurs Horgos tapinent, le château de Weinkheim où la petite Estike se suicide, le hameau d’Hochmeiss, le manoir Almassy.

Tango de Satan a été adapté au cinéma par Béla Tarr en 1994. Tourné en noir et blanc et en plans-séquences, le film (d’une durée exceptionnelle de 7 h 30) est devenu culte. Le roman emprunte certaines techniques cinématographiques que László Krasznahorkai transpose dans son écriture qu’il veut aussi neutre que l’objectif d’une caméra :

« […] soudain apparut sur la vitre une forme aux contours imprécis, peu à peu se dessina un visage qu’il ne put identifier que lorsque surgirent deux yeux effrayés : c’était sa propre image altérée, avec stupeur il se reconnut, c’est ainsi que le temps estomperait ses traits, tels qu’ils se déversaient sur la vitre […]. » (p. 27)

Plus loin, lorsque Futaki sort de l’auberge la description rappelle un mouvement de caméra qui suivrait le personnage, avant de cadrer la pluie, pour revenir à Futaki qui est tombé dans la boue :

« Avec peine il retira la cale, sortit, vacilla un instant. La pluie tombait avec une force régulière, les gouttes d’eau, comme « un message menaçant, irrévocable », martelaient les tuiles mousseuses de l’auberge, les troncs et les branches d’acacias, la surface de la route qui pointait au-dessus et là, en bas, devant la porte, le corps convulsé, frissonnant de Futaki qui gisait maintenant dans la boue. » (p. 204)

La chute de Futaki semble ainsi due à la force inexorable de cette pluie qui ne cesse de s’abattre sur le paysage désolé depuis le début du roman, métaphore du pourrissement du monde, depuis ces cieux sales à travers lesquels le soleil ne perce que rarement jusqu’au sol boueuux qui confère à la terre un aspect d’excréments (les hommes sont comparés à des insectes coprophages, des « mouches à merde ») :

« […] et la pluie se remet à tomber, à l’est le ciel s’illumine à la vitesse d’un souvenir, se pare de reflets rouges, bleu aurore, s’agrippe aux vagues de l’horizon, et avec une détresse bouleversante, comme un mendiant qui chaque matin gravit péniblement les marches de l’église, voici le soleil qui s’élève pour créer les ombres, détacher les arbres, la terre, le ciel, les animaux, les hommes de cette union glaciale, chaotique, où ils se sont laissés enfermer, telles des mouches dans un filet […]. » (pp. 77-78)

De fait, comme le dit un personnage au début du roman : « Tout est en train de pourrir. » (p. 55) Privée de lumière divine, la Création est pourrie de l’intérieur, comme un fruit gâté, un corps en décomposition, rongé par le ver, – le Mal. Les personnages sont sales, leur haleine fétide. L’état d’abandon et de saleté des habitations renvoie au délabrement psychique des personnages (le logement de l’ancien médecin par exemple, page 83).

« Cette puanteur insupportable, qui se dégage de partout, même des murs. Qu’est-ce que je fous ici ? Dans cette crasse. Dans ce trou de merde. Avec ces porcs infâmes ! » s’écrie Mme Schmidt (p. 151) qui a pourtant essayé « tous les lits crasseux de la contrée » (ibid.).

L’ancien médecin, dont on ignore le patronyme, est un personnage-clé du roman. Il tient ce que László Krasznahorkai appelle un « journal » mais qui se révèlera être en fait le roman lui-même : les dernières pages de Tango de Satan (p. 380 sq), écrites par l’ancien médecin (dans un chapitre intitulé « Le cercle se referme ») sont les premières pages du roman.

Le docteur, comme Futaki et Irimiás, passe au cours de l’œuvre par une série de révélations liées à des événements surnaturels. Son journal, qui n’est au début qu’un registre recensant dans le moindre détail le fruit de ses méticuleuses observations, prend une toute autre dimension lorsque le médecin entend des cloches sonner (un leitmotiv du roman : dès les premières lignes Futaki est réveillé par le son des cloches). Il se met alors à écrire, non plus ce qu’il voit à travers l’habituel poste d’observation de sa fenêtre d’où il épie depuis des années ses voisins, mais ce qu’il imagine :

« Il s’appliquait à tracer chaque lettre, non seulement il voyait que tout se passait ainsi, mais il savait avec une certitude absolue que désormais, il ne pourrait plus en être autrement. Peu à peu il réalisa que ces longues années de travail éprouvant et acharné venait enfin de porter leurs fruits : il avait acquis la faculté de tenir tête, par l’intervention de l’écriture, au défi lancé en permanence par l’ordre unilatéral des choses […]. » (pp. 371-372)

La table des matières du livre (nommée « Enchaînement des figures » – puisqu’il s’agit d’une danse) donne également une clé à l’interprétation de l’œuvre : le roman est divisé en deux parties, chacune composée de six chapitres. Dans la première partie, les chapitres sont numérotés de I à VI. Mais la numérotation est inversée dans la seconde (de VI à I). Cette inversion pose évidemment question : s’agit-il du point de vue des deux danseurs de tango face à face, d’une traversée du miroir, ou encore d’une descente à travers les cercles de l’Enfer ?

Les personnages sont des damnés de la Terre, prisonniers de l’enfer du village abandonné, rongés par une culpabilité sans cause évoquée par Irimiás lorsqu’il accuse les villageois de la mort de la petite Estike (« […] vous, mesdames et messieurs, vous êtes tous coupables ! » p. 244). Irimiás présente alors la mort de l’enfant comme « un châtiment et un avertissement, un sacrifice » (p. 245). Mais Futaki comprend, plus tard, qu’Irimiás « avait perdu tout espoir de donner un sens à cette angoisse oppressante dont il n’avait jamais pu se libérer » (p. 342).

La mort Estike ne permet aucune expiation. Dieu est mort. Il n’y a ni Enfer ni Paradis. « Le paradis ? L’enfer ? Fadaise. Je suis sûr qu’on est complètement à côté de la plaque », dit Irimiás à son comparse Petrina qui le suit dans ses pérégrinations (p. 309).

Le Mal est à l’œuvre en toute chose, en toute créature. Il se manifeste dans chaque fissure (un des principaux leitmotive du roman), dans la présence des araignées (invisibles) qui tissent chaque nuit leurs toiles dans l’auberge, et dans les cauchemars. Lorsque les villageois passent la nuit au manoir Almassy, attendant l’arrivée d’Irimiás, chacun rêve et le lecteur finit par ne plus savoir qui est en train de rêver car le songe devient un cauchemar collectif : c’est d’abord Halics qui est poursuivi par « un petit homme bossu aux yeux de verre » (p. 287), puis la maison des Kráner qui est en flammes, et ensuite tout se brouille, tout s’accélère, comme une danse macabre. Le malaise est alors encore accentué par l’absence de points dans ce passage (pp. 288-289), puis par ces mots, presque illisibles, qui s’agglutinent tels un accouplement monstrueux : « pourquoila bouffe est pas pretesalope descendstout de suite maisel ler pritsonenvol etpialla d’ici demaintu crèveras pasdefaim » (p. 290)

Cauchemar ou surnaturel ? La question se pose lorsque le docteur s’assoupit : « […] sa tête bascula en avant, un filet de salive coula entre ses lèvres. Et là on aurait dit que tous, tout avait attendu ce moment : la pièce s’obscurcit soudainement, comme si quelqu’un s’était placé devant la fenêtre ; les murs, le plafond, la porte, le rideau, le plancher prirent des teintes plus sombres, la frange hirsute du docteur s’allongea, au bout de ses doigts trapus les ongles grandirent, la table craqua ainsi que le fauteuil, toute la maison s’affaissa quelque peu sous l’effet de cette somnolente révolte ; près du mur l’herbe croissait, les pages du carnet déchirées se tordaient, cherchant à retrouver leur forme lisse ; la charpente du toit craquait, les rats couraient sans retenue dans le couloir. » (p. 95)

De même lorsque la petite Estike aperçoit le docteur sur le sentier qui conduit à l’auberge, qu’elle s’agrippe à son manteau, et qu’il la repousse : « […] autour d’eux – brusquement – tout se cabossait, s’étirait, elle eut beau lutter pour retenir le docteur, il n’y avait plus rien à faire : elle regarda, épouvantée, le sol se fissurer derrière eux et elle le vit – le docteur – tomber au fond du précipice. » (p. 185)

Le doute est inscrit dans le titre même du chapitre IV de la seconde partie (« Ascension ? Hallucination ? ») au cours duquel Irimiás, Petrina et le jeune Sándor Horgos assistent terrorisés à l’ascension de la petite Estike (pp. 304-305). L’esthétique naturaliste renforce l’inquiétude qui croît à chaque nouvelle manifestation surnaturelle. Ces événements pourraient être qualifiés de surnaturalistes : les herbes folles croissent en quelques secondes, de même que les ongles ou les cheveux, les mur se lézardent, les meubles bougent (p. 132).

La seule certitude face au doute est résumée par Petrina qui s’adresse au jeune frère de la petite Estike : « Une farce, c’est comme la vie […]. Ça commence mal et ça finit mal. Entre les deux, c’est bien. » (p. 350)

À travers le discours du faux prophète Irimiás, on peut lire en filigrane la profession de non-foi de László Krasznahorkai, son in-credo :

« Je viens de comprendre qu’entre moi et un insecte, entre un insecte et une rivière, une rivière et un cri qui la traverse, il n’y a aucune différence. Tout fonctionne sans raison, sans finalité, sous la contrainte d’une interdépendance et d’un flottement sauvage, intemporel, et seule notre imagination – et nos sens, condamnés à l’échec perpétuel – nous soumet à la tentation en nous faisant croire que nous pouvons nous libérer des griffes de la misère. » (p. 309)

L’œuvre n’est, évidemment, pas exempte d’ironie : tendez l’oreille et vous entendrez – non pas les cloches que fait sonner le vieux fou dans la chapelle en ruines d’Hochmeiss -, mais le rire de László Krasznahorkai. Car Tango de Satan est une farce. Macabre. Cruelle. Féroce. Le chef-d’œuvre eschatologique d’un immense écrivain.


Tango de Satan (Sátántangó) de László Krasznahorkai, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Gallimard, collection Folio, mars 2017.


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