L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty de Peter Handke

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Joseph Bloch, ancien célèbre gardien de football, se croit licencié de l’entreprise au sein de laquelle il travaille comme monteur. Il se met alors à errer sans but dans la ville qu’il quitte après avoir assassiné la caissière d’un cinéma. Tel est le résumé de ce court récit de Peter Handke publié en 1970.

Le lecteur ne sait pas ce qui pousse Bloch à agir comme il le fait. Le meurtre de la caissière est expédié en une courte phrase (« Soudain il l’étrangla. » page 28), comme un acte accidentel commis dans un état de disparition momentanée de la conscience du narrateur. Plus important est ce qui précède le crime :

« Les yeux fermés, il fut pris d’une étrange incapacité de se représenter quoi que ce soit. Malgré ses efforts pour se figurer les objets de la pièce grâce à toutes les dénominations possibles, il ne pouvait s’en représenter aucun ; […]. Il ouvrit les yeux et regarda un moment vers un angle qui abritait le coin-cuisine ; il enregistra la bouilloire et les fleurs fanées qui pendaient dans l’évier. À peine avait-il fermé les yeux que fleurs et bouilloire n’avaient déjà plus de formes visibles pour lui. Il eut l’idée de consacrer à ces objets des phrases complètes et non seulement des mots, se disant qu’une histoire ainsi formée l’aiderait à se les représenter. » (p. 25)

Bloch se déplace d’un lieu à un autre, s’assoit, se lève, sans que l’on sache pourquoi il agit de la sorte. Même ses pensées, rarement exprimées, ne semblent a priori rien nous apprendre sur lui : « De retour dans le village, dans son hôtel, dans sa chambre. Onze mots en tout, pensa Bloch soulagé. » (p. 95)

Cette pensée de Bloch a pourtant toute son importance : elle renvoie à l’aliénation du personnage, devenu étranger au monde ainsi qu’à lui-même, et dont la seule source de consolation réside précisément dans le langage lui-même qui lui permet d’ordonner les choses. Or, ce dernier lien, qui unit de façon de plus en plus ténue le narrateur au monde, va progressivement se distendre à mesure que le protagoniste s’enfonce dans la maladie. Car L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty est le récit d’un homme atteint de schizophrénie.

« Il se réveilla dans sa chambre d’hôtel peu avant l’aube. À l’instant même, il ne pouvait plus rien tolérer. Il se demanda s’il ne s’était pas réveillé parce que, à un moment donné, ce moment précis peu avant l’aube, tout était devenu intolérable d’un seul coup. Le matelas sur lequel il était couché était enfoncé, les armoires et les commodes se tenaient très loin contre les murs, le plafond au-dessus de lui se trouvait à une hauteur intolérable. » (p. 69)

Peter Handke ne dévoile rien du passé de son personnage, ce qui, pour W.G. Sebald(1) donne « de la réalité psychique » du personnage « une idée plus précise que la reconstruction pseudo-historique de l’omniscience auctoriale », car, selon W.G. Sebald, les souvenirs réduits à l’extrême seraient une caractéristique des schizophrènes.

La conscience de Bloch ne cesse de se désagréger à mesure que la maladie progresse :

« Il crut éprouver un contact désagréable avec lui-même, mais s’aperçut que c’était simplement sa conscience de lui-même qui était si forte qu’il la ressentait comme un toucher sur toute la surface de son corps ; comme si la conscience, comme si les pensées étaient devenues agressives, méchantes, brutales envers lui-même ! » (p. 96)

Bloch ne reconnaît plus certaines choses. La langue même devient une langue étrangère pour lui, signifiant et signifié devenant aussi étranges pour lui que lui-même. Il ne parvient plus à comprendre le monde (« On aurait dit qu’il ne voyait pas tout cela mais le déchiffrait, sur une affiche portant des consignes par exemple. » p. 134).

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L’angoisse du narrateur naît de cette distorsion du réel, de ce désordre si souvent évoqué dans le texte(2), ce trouble de la perception du monde et des objets qui le composent et que le narrateur ne parvient plus à nommer :

« Tant qu’ils avaient pu bavarder tous trois avec aisance, le décor avait cessé peu à peu de s’imposer à lui ; […] ; mais de nouveau, lorsqu’il resta court, chercha finalement quoi dire, le décor fut frappant et il vit les détails. » (p. 80)

Et plus loin :

« Bloch était excité. Il voyait les détails à l’intérieur des fragments avec une netteté irritante : comme si les fragments qu’il voyait étaient là pour le tout. De nouveau les détails lui firent l’effet de plaques d’identité. ‘‘Lettres lumineuses’’, pensa-t-il. Et pour lui, l’oreille de la serveuse d’où pendait un bijou correspondait au signalement de la serveuse ; […]. » (p. 103)

Bloch est comme vidé de toute conscience, n’étant plus rien d’autre que ce qu’il voit et entend (ce qui ne provoque d’ailleurs en lui aucune émotion à l’exception de cette tension permanente qui traverse tout son être), et l’on pourrait dire en se plaçant en-dehors de la diégèse, rien d’autre que les mots (signes) imprimés sur les pages du livre que l’on tient, comme s’il n’y avait rien au-delà de ce qui est imprimé.

Le lecteur peut dès lors combler cette béance laissée dans l’œuvre, comme ici : «  Il vit à sa gauche… Il y avait à sa droite… Il vit derrière lui… » (p. 91) Ou plus loin : « Ces ‘‘ainsi que’’, ‘‘parce que’’, ‘‘afin que’’ étaient comme des prescriptions ; il décida de les éviter pour ne pas les – » (p. 149)

Ou bien, pour les disciples d’Adorno, laisser à l’œuvre toute son étrangeté. L’émotion ne naît ni de la diégèse, ni d’un processus d’identification (rejeté par Peter Handke), mais de l’écriture, du geste même. Le rythme des phrases de l’écrivain est ici superbement rendu par Anne Gaudu qui a si bien su traduire ce roman.

L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty est un texte-manifeste dans lequel Peter Handke exprime avec férocité son scepticisme à l’égard du langage. Bloch était le personnage idéal pour lui. L’écriture de Peter Handke est réflexive : se reflète dans le texte l’écrivain en train d’écrire. Ce livre est son autoportrait désespéré.

« Des écoliers passèrent ; les enfants chantaient, Bloch jeta les cartes dans la boîte. Quand elles tombèrent dans la boîte vide, ça résonna. Mais la boîte était trop petite pour que ça ait pu résonner. De plus, Bloch s’était éloigné aussitôt. » (p. 57)


L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (Die Angst des Tormanns beim Elfmeter) de Peter Handke, traduit de l’allemand (Autriche) par Anne Gaudu, collection Folio, Gallimard, octobre 1982

(1) Sous le miroir de l’eau : le récit de Peter Handke sur l’angoisse du gardien de but in La Description du malheur : À propos de la littérature autrichienne, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, septembre 2014.

(2) « Il se leva et se dirigea vers la porte ; il ouvrit la porte et sortit – tout était en ordre. » (p. 95)


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