Entretien avec Carine Chichereau

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Carine Chichereau a traduit soixante-quinze textes, dont des œuvres de Raymond Carver, Lauren Groff, Jane Smiley, Chinelo Okparanta, Julie Otsuka, Virginia Reeves, Maria Semple, Meena Kandasamy, Fiona McFarlane ou encore l’écrivain irlandais Joseph O’Connor. 

Rencontre avec une traductrice qui exerce avec passion son métier depuis vingt ans sans avoir perdu son enthousiasme.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours : comment êtes-vous devenue traductrice ?

C’est ma volonté d’écrire qui m’a amenée à traduire. J’ai commencé à écrire vers l’âge de douze ans, mais j’ai vite compris que je ne pourrais pas en faire un « métier », que je ne pourrais pas gagner ma vie ainsi, et qu’il me fallait une autre profession. Ensuite, j’ai fait entre autre des études d’anglais, et un jour, lors d’un stage à la revue Europe, on m’a donné des textes à traduire. J’ai adoré faire ça. C’était sur Beckett. Donc j’ai choisi d’orienter mes études vers la traduction littéraire. C’était presque un débouché naturel pour moi. Il y a donc plus de vingt ans que je suis traductrice professionnelle, et je suis toujours aussi enthousiaste.

1984 traduit par Josée Kamoun et Moby-Dick ou le Cachalot traduit par Philippe Jaworski chez Gallimard, L’Île au trésor traduit par Jean-Jacques Greif chez Tristram, Le Chute de la maison Usher traduit par Pierre Bondil et Johanne Le Ray chez Gallmeister, – pour ne citer que les plus récentes parutions : on ne compte plus les nouvelles traductions de chefs-d’œuvre de la littérature. Quel roman déjà traduit souhaiteriez-vous (re)traduire vous-même et pour quelle raison ?

1J’adorerais retraduire Raymond Carver. À force de le crier partout, ça finira peut-être par arriver ! En fait, j’ai eu la chance que Nathalie Zberro (1), à l’époque où elle travaillait encore à L’Olivier, me confie la traduction de la biographie de Carver (2). J’ai lu ou relu toute son œuvre, c’était passionnant. L’Olivier a republié toutes les œuvres de Carver, et cette biographie était une sorte de bonus pour les fans. Certaines traductions sont excellentes, comme celles de Jean-Pierre Carasso (3), mais les plus anciennes, celles qui datent des années 1980 pourraient faire l’objet d’une nouvelle traduction, je pense, car à l’époque où les premiers livres sont sortis, Carver était inconnu, on n’avait pas les mêmes exigences concernant son style. La difficulté avec Carver, c’est qu’il faut dire beaucoup en peu de mots, sans effets de manche. Les écritures sèches, blanches, sont les plus difficiles à traduire. Pas question de se cacher derrière une « belle écriture ».

Capture d_écran 2018-08-31 à 14.30.23Paradoxalement, je rêve aussi de retraduire Jane Eyre, parce que c’est un livre que j’ai étudié et littéralement adoré quand j’étais étudiante. Du point de vue de la traduction, c’est presque l’exercice inverse, le style inverse, mais c’est passionnant. J’adore la langue du XIXème siècle, tortueuse, fourmillant de détails, d’adjectifs, les longues descriptions des paysages. Carver et Brontë sont des maîtres dans leur genre, et traduire les maîtres, c’est exaltant.

Vous est-il déjà arrivé de refuser de traduire un texte proposé par un éditeur ? Et dans l’affirmative, quelle en était la raison ?

3Oui, cela m’arrive souvent, principalement parce que je n’ai pas le temps. Parfois parce que le texte ne me plaît pas ou ne me parle pas. Je pense qu’on ne peut bien traduire que les textes qu’on aime. Se forcer à passer des mois avec un texte qu’on n’aime pas, ça ne peut donner qu’un piètre résultat, car on a envie d’expédier la traduction, on y apporte forcément moins de soin. On est moins concerné par ce qu’on fait. En outre, je pense qu’une traductrice ou un traducteur a des « créneaux », des types de textes qui lui correspondent mieux que d’autres. J’ai découvert par exemple l’an dernier en traduisant un poème d’un jeune poète, DJ et performer mexicain, Martin Rangel qui est un ami, que la poésie urbaine ultra-contemporaine m’échappait complètement. Que je ne parvenais pas à rendre un aspect déstructuré, expérimental. Donc je sais qu’un certain type de littérature avant-gardiste, ce n’est pas pour moi. De même que la poésie, je ne pense pas que je m’aventurerai à en traduire. Je pense qu’il faut être soi-même poète pour traduire de la poésie. Cela dit, mon amie Céline Leroy, qui est une très grande traductrice sans être poétesse, a magnifiquement traduit les poèmes de Laura Kasischke du recueil Mariées rebelles (4).

Comment parvenez-vous à rendre ce que vous appelez les substrats du texte ?

13482988_1773216936298546_1135050807765729726_oSi l’on devait définir les « substrats » du texte, je dirais qu’il s’agit de toute la partie immergée du livre. Tout ce qui est entre les lignes, qui n’est pas écrit. Si je prends l’exemple des œuvres de Joseph O’Connor, qui a écrit une sorte de trilogie avec en fond l’histoire de l’Irlande, il serait difficile de traduire ces livres sans une bonne connaissance de l’histoire de ce pays, du XIXème et du XXème siècle, mais aussi pour Muse (5), par exemple, il est nécessaire de bien connaître l’œuvre du dramaturge John Synge, sa situation sociale, les raisons de l’énorme scandale que causa sa pièce Le Balladin du monde occidental. Les références qu’il faut avoir en tête sont très nombreuses. Le substrat du texte apparaît en filigrane dans le choix des mots, des expressions, du rythme. Il est difficile de le montrer, mais il préside à nos choix, nécessairement. Quand on traduit, les mots sortent des profondeurs de notre esprit, ils sont dictés par les aspects littéraires bien sûr, mais aussi par toutes les raisons que j’ai évoquées précédemment : le mot juste respecte à la fois la poétique du texte et la culture générale du livre dans tous ses aspects.

Dans Deux garçons, la mer de Jamie O’Neill (6) il y a des jeux sur les sonorités que vous avez essayé de rendre en français. Pouvez-vous nous donner un exemple en mettant en regard les extraits du texte original et du vôtre ?

Je vais prendre un autre exemple pour vous répondre, particulièrement frappant, extrait de La Colère de Kurathi Amman, de Meena Kandasamy (7), où elle a imité un morceau de rap :

« Carrying the tales of their cunts and their cuntrees and

their cuntenants, women cross all hurdles, talk in circles,

burst into tears, break into cheers, teach a few others, take

new lovers, become earth mothers, question big brothers,

breathe state secrets, fuck all etiquettes and turn themselves

into the truth-or-dare pamphleteer who will interfere at the

frontier. And in these rap-as-trap times, they perceive the

dawn of the day and they start saying their permitted say.

 

So, when there is an old landowner, who is a bad money

loaner, they don’t sit still, they start the gossip mill. And

it is the holy writ: women don’t crib on shit, ’cause they

don’t ask for it. The logic is clear: he looked for trouble,

now they’ll burst his bubble. They bitch without a hitch;

speak non-stop like monsoon frogs. Then they plot their

foolproof plan, they make their effigy man.

This is how the season of protest began. »

« Porteuses des contes de leur con, de leur contrée, de son contenu, les femmes sautent les lisières, parlent à la terre entière, pleurent des larmes fières, pour mieux rire derrière, emmerdent les bonnes manières, ont des amours légères, deviennent déesses mères, disputent leurs grands frères, disent des secrets d’état, se muent en pamphlétaires, action-ou-vérité qui interfèrent à la frontière. Et en cette époque de rap qui dérape, elles voient poindre l’aube et commencent à s’exprimer puisqu’on les y autorise.

Aussi, quand se ramène un vieux propriétaire, mauvais prêteur, elles ne restent pas tranquilles, elles se lancent, volubiles. C’est un écrit sacré : les femmes ne crient pas pour rien, elles n’ont rien demandé. La logique est claire : il les a cherchées, elles vont le déchirer. Elle râlent sans retard, causent sans pause, comme les grenouilles à la mousson. Puis elles complotent le plan parfait, fabriquent son effigie.

Ainsi commence la saison des protestations. »

Vous parlez de « partition » pour évoquer le texte original. Procédez-vous comme une musicienne avec une première phase de déchiffrage avant d’entamer la phase d’écriture ?

La métaphore musicale me sert davantage à faire comprendre aux gens quel est notre métier, et ce qui fait de nous des auteurs à part entière. Je ne suis pas musicienne. Mais je pense que le travail préparatoire est différent. Moi, je commence en effet par lire le texte intégralement. Toujours. Pour comprendre le style de l’auteur, voir où il ou elle va, qui sont les personnages, comment ils s’expriment, comprendre les dessous des cartes. Beaucoup de choses passent déjà par la lecture. Ensuite, je me lance, je plonge la tête la première en immersion et j’avance. Certains traducteurs font un premier jet qu’ils retravaillent incessamment – un peu comme un écrivain qui écrit un roman. Moi je ne travaille pas comme ça, mon premier jet est déjà quasiment finalisé. Donc là, je m’écarte beaucoup du musicien !

Olivier Le Lay, traducteur notamment de Berlin Alexanderplatz de Döblin, ainsi que des œuvres de Peter Handke et d’Elfriede Jelinek, confiait dans une interview accordée au magazine Le Matricule des anges (8) qu’« une erreur sémantique est toujours moins grave qu’une erreur rythmique. » Partagez-vous cette vision ? Dans ce même entretien, Olivier Le Lay explique également que le traducteur ne doit rien amener de soi, « épurer son écriture, s’effacer derrière le texte ». Et de conclure : « La pierre de touche d’une bonne traduction, c’est toujours l’épreuve du son. » Êtes-vous en cela d’accord avec lui ?

Difficile de répondre sur la question de l’erreur. Dans l’absolu, il ne devrait pas y avoir d’erreur, mais comme nous sommes humains, il en existera toujours. Quant à ne rien amener de soi, c’est impossible ! Nous traduisons avec nos partis pris, notre expérience, notre amour de tel type d’écriture, et ce genre de conception impliquerait qu’il n’y ait rien de personnel dans notre travail, or tout travail de création, comme de recréation, est forcément personnel ! C’est la subjectivité qui définit l’artiste, et pour la traduction, c’est pareil. Sinon, tout le monde pourrait traduire n’importe qui ! La même personne serait douée pour traduire un jeune hyper contemporain et aussi Shakespeare. Bien sûr que nous tentons de nous effacer au profit du style de l’auteur, et comme dit Eric Boury « un traducteur devrait avoir l’épaisseur d’une feuille de papier », mais une feuille de papier existe néanmoins, et quand vous observez la traduction d’un même texte par différentes personnes, comme par exemple le célèbre 1984 récemment retraduit par la grande Josée Kamoun, vous voyez très bien que l’identité de la traductrice est immédiatement perceptible ! Enfin, l’épreuve du son est quelque chose que je ne pratique pas, parce qu’entendre ma propre voix me distrait du texte, donc pas de gueuloir chez moi.

Êtes-vous sensible au nombre de signes de votre texte au regard du texte original ? Est-ce pour vous un « indicateur » quant à la qualité de votre traduction ?

Quand on traduit de l’anglais vers le français, il y a ce qu’on appelle le « coefficient de foisonnement ». C’est-à-dire en effet que le texte gonfle d’environ 10%. Disons qu’au-delà, c’est trop. Si ça dépasse de beaucoup 10%, sans doute la traduction est-elle trop bavarde. Mais je ne m’amuse pas à faire ce genre de calculs. Et j’aime bien aller à l’économie, donc je pense être légèrement en dessous de la barre des 10% !

Vous avez travaillé avec différentes éditrices et éditeurs. Votre travail a-t-il été le même ou a-t-il été différent selon les maisons d’édition ?

Pour moi c’est très simple, je ne peux travailler qu’avec des gens en qui j’ai toute confiance et avec lesquels je m’entends bien. Du coup, travailler est un plaisir. J’ai la chance de connaître des personnes formidables dans ce métier. La confiance est capitale dans les deux sens. L’éditeur ou plus souvent l’éditrice doit pouvoir compter sur moi par rapport aux délais, car parfois hélas certains traducteurs ne respectent pas ces délais, et cela fait complètement dérailler la chaîne du livre. Et puis les éditrices et éditeurs qui connaissent bien leurs traducteurs savent qui sera capable de traduire tel ou tel texte : ils font un casting ! Alors au final, je dirai que dans l’ensemble, oui, le travail est le même pour moi quelle que soit la personne, que ce soit des gens avec lesquels je travaille depuis longtemps, comme Nathalie Zberro (1) par exemple, ou d’autres que je viens de rencontrer, comme Jean Mattern pour Grasset, car dans un cas comme dans l’autre j’ai une totale confiance. En outre, je suis le genre de personne qui accepte totalement le regard des autres, je suis toujours d’accord pour discuter de mes choix de traduction, car je sais que je manque parfois de recul. Tout peut se discuter. Ce que je ne supporte pas, c’est la dictature, ça, c’est rédhibitoire pour moi.

Dans un entretien accordé au magazine Le Matricule des anges (8), Michel Volkovitch, éditeur et traducteur, explique que selon lui certains éditeurs voudraient que les traducteurs n’aient pas leur propre style, qu’ils traduisent tout « dans le même français d’éditeur passe-partout, correct et fade ». Avez-vous déjà été confrontée à une telle demande de « standardisation » venant d’un éditeur ?

4Non. Je refuserais, tout simplement. Dans ce cas, autant demander à une machine de faire la traduction. En général, les éditeurs et éditrices avec lesquels je travaille sont des personnes qui connaissent leur métier et le font très bien. Bien sûr, j’ai la chance de travailler pour des maisons reconnues pour leur sérieux, donc beaucoup de situations choquantes auxquelles sont confrontés certains de mes collègues me sont épargnées… Il y a aussi dans ce métier une grande inégalité liée au fait qu’on travaille avec des éditeurs « sérieux », ou bien des « publieurs » qui ne pensent qu’à l’argent.

Comment définiriez-vous votre propre style ?

Je ne peux pas dire que j’ai un « style » particulier en tant que traductrice. Nous sommes des caméléons, nous prenons la couleur de l’écriture de l’auteur. Si le style est sec, phrases courtes, pas d’adjectifs, alors il faut rester sec en français. Si c’est très lyrique, très poétique, avec de longues phrases, eh bien il faut suivre. C’est un exercice d’écriture passionnant.

Vous avez traduit soixante-quinze textes, dont des romans de Lauren Groff, Jane Smiley, Julie Otsuka, Chinelo Okparanta, Virginia Reeves, Maria Semple, Meena Kandasamy, Fiona McFarlane, Cate Kennedy, – nombre d’écrivaines, peut-être plus que d’écrivains. Pensez-vous qu’un éditeur ou une éditrice confie de préférence à une femme la traduction d’un roman écrit par une femme ?

Je ne me suis jamais posé la question, mais j’espère bien que non. Je suis contre l’essentialisme ! Mais votre question est intéressante. Je pense qu’un bon éditeur ou une bonne éditrice sait à qui confier un livre, il sent quel traducteur ou traductrice saura le mieux rendre tel ou tel style. Je me répète, mais c’est une sorte de casting. Peut-être que l’on confie spontanément plus volontiers un auteur à un traducteur et une autrice à une traductrice, mais je n’ai jamais eu cette impression. Et j’ai fait mon enquête : sur l’ensemble des auteurs et autrices que j’ai traduits, il y a davantage d’auteurs ! La différence n’est pas énorme, cependant. Cela tient d’ailleurs sans doute plus au fait que davantage d’hommes que de femmes sont traduits, car il demeure hélas des préjugés inconscients mais très ancrés dans ce domaine (un petit test : comptez le nombre d’autrices représentées parmi les soixante et onze lauréats des prix décernés par l’académie française récemment… c’est confondant. Je crois qu’on n’atteint guère plus de 20 %…).

Parmi ces soixante-quinze œuvres, laquelle a été la plus difficile à traduire ? Et pour quelle raison ?

Plusieurs critères peuvent rendre une œuvre difficile à traduire. Il y a le problème des références culturelles auxquelles on se heurte, et là bien sûr, je réponds immédiatement La Colère de Kurathi Amman (7), parce que l’autrice, Meena Kandasamy est originaire du Tamil Nadu, que sa culture est immensément différente de la mienne car l’Inde appartient à une constellation culturelle qui n’a rien à voir avec la nôtre, et que j’ai eu sans cesse mille questions à lui poser, ou à poser par exemple à des spécialistes de la galaxie des mouvements communistes ou marxistes indiens, et je ne parle pas de l’infinie complexité du système des castes, des mille dieux et déesses et de leurs avatars… Bref, vous avez compris. Ensuite, il y a la complexité du style lui-même de l’auteur. Je pourrais à nouveau citer Meena Kandasamy, mais je citerai plutôt cette fois Redemption Falls de Joseph O’Connor (9). J’ai mis des heures à traduire la première page ! Je dois avouer qu’il m’a fallu avancer de plusieurs chapitres dans le roman avant de commencer à vraiment y comprendre quelque chose ! En fait, il s’agit d’un roman choral, où toutes sortes de voix s’entremêlent, où les narrations s’entrecoupent. Il fallait commencer par comprendre la structure du livre, puis identifier les personnages, ensuite leur donner une voix en français… bref, un vrai casse-tête pour moi. Mais c’est un vrai chef-d’œuvre ! Pour moi, ce livre est le plus grand de Joseph O’Connor. C’était un énorme challenge, et je suis vraiment fière de l’avoir mené à bien.

Vous avez publié il y a quelques mois sur un réseau social cette citation de José Ortega y Gasset (10) : « De toutes les langues européennes, celle qui facilite le moins la tâche du traducteur est la langue française. » Que pensez-vous de cette assertion et pouvez-vous expliquer en quoi la langue française serait celle qui faciliterait le moins la tâche des traducteurs ?

Quand j’ai publié cette phrase, c’était pour moi une boutade. Je voulais dire à mes petits camarades : « Vous avez vu comme on est doués et tout le mérite qu’on a ! » De la part d’Ortega, c’était je pense une pique, car lorsqu’il a fui l’Espagne, il n’a pas été très bien accueilli en France, pas reconnu à sa juste valeur. On peut certes reprocher au français son manque de souplesse par rapport à l’anglais qui l’est tellement, mais je ne peux pas me mettre à la place de mes collègues qui traduisent vers d’autres langues, donc en vérité je n’en sais rien !

Ressentez-vous le besoin d’en savoir plus sur l’écrivain pour traduire son œuvre ?

6Absolument. On en revient au substrat. L’acte d’écriture est une chose éminemment intime et personnelle, personne d’autre que Julie Otsuka ne pourrait écrire Certaines n’avaient jamais vu la mer (11). Plus on connaît l’écrivain, plus on entre dans son univers, et plus on le traduit avec justesse. Bien sûr, il y a des romans plus intimistes que d’autres, où c’est donc plus important encore, mais dans l’ensemble, c’est toujours un plus de connaître l’écrivain. Par exemple quand je traduis Lauren Groff et qu’elle parle de la France, je sais qu’elle dit les choses telles qu’elles les a vécues car elle a séjourné une année en Bretagne, à l’époque du lycée, et qu’elle revient souvent en France. Le fait de connaître Lauren m’aide énormément à la traduire. Je pense de toute façon que j’ai besoin de connaître la genèse de l’œuvre, d’où elle vient, de quel univers, et puis je suis curieuse, j’aime savoir à qui j’ai affaire. J’aurais sans doute plus de mal à traduire quelqu’un avec qui je n’ai aucun lien, dont je ne sais rien. J’aurais l’impression d’avancer dans le brouillard. En outre, quand on connaît son auteur, on a envie d’une part d’être digne de lui, et d’autre part de lui faire plaisir, pour qu’il ou elle soit fier de son livre traduit !15873163_1875785472708358_4272425016558784168_n

Avez-vous eu l’occasion d’échanger avec des écrivains avant ou pendant votre travail de traduction de leur œuvre ?

7Cela m’arrive constamment. Il est rare que je n’aie aucune question à poser, que ce soit sur l’emploi d’un mot dont je ne suis pas sûre, ou sur une référence culturelle que je ne comprends pas. L’idéal, ce serait de rencontrer l’auteur avant, pour parler avec lui ou avec elle de l’œuvre, parce qu’il y a des quantités de choses qui n’apparaissent pas dans le texte. Un roman, c’est la partie émergée d’une œuvre immense dont 90 % reste dans la tête de l’auteur – en tout cas, c’est ce que disait Hemingway (Cf. « The Art of the Short Story », The Paris Review). Moi, cela m’aide d’en savoir plus sur les personnages, pour savoir comment les faire parler ; sur le décor, pour utiliser un vocabulaire plus subtil afin de mieux décrire les choses. J’ai eu cet honneur une fois avec Joseph O’Connor. C’était pour Muse (5), le deuxième livre que j’ai traduit de lui. C’était compliqué, car il y abordait l’histoire d’amour clandestine entre le dramaturge John Synge et Moira O’Neill, une très jeune comédienne, or je ne connaissais pas assez la réalité sociale de l’Irlande d’avant la première guerre mondiale pour tout bien comprendre, et au niveau stylistique, j’avais beaucoup de questions. Alors je suis allée le voir. Ça a été fantastique ! Nous avons épluché le roman, pendant des heures je l’ai bombardé de questions, et en vrai gentleman, il a répondu à toutes, sans s’énerver, avec une immense gentillesse. Ensuite, il m’a emmenée sur les lieux où se passait le roman. Ce furent quelques journées exceptionnelles. Quand ensuite j’ai commencé ma traduction, je suis partie comme une flèche, car j’avais déjà résolu tous mes problèmes ! Bref, c’est sans doute ma plus belle expérience professionnelle !

33061395_2133286400291596_962980226663448576_oRécemment, à l’occasion de la venue de Jane Smiley en France, nous avons beaucoup échangé sur la trilogie (les deux premiers volumes sont parus chez Rivages (12)). La première fois, elle m’avait posé une question sur la mort d’un des personnages principaux : était-ce un accident ou un meurtre ? J’avais lu le livre, mais je n’étais pas capable de répondre. C’est en traduisant un passage très en amont que j’ai eu la révélation : je lui ai donné ma réponse, argumentée, et elle était enchantée ! Nous avons beaucoup parlé, a posteriori cette fois, mais cela n’a fait que conforter ce que je pensais déjà, donc je n’ai pas modifié la traduction.

Certains traducteurs travaillent à deux. Avez-vous déjà traduit « à quatre mains » ?

Oui, cela m’est arrivé. Il y a longtemps, j’avais trouvé des textes inédits de Henry James (13) – de la non-fiction sur l’Angleterre et les États-Unis, plus quelques textes sur la première Guerre Mondiale. J’ai cherché un éditeur, et quand je l’ai trouvé, j’ai demandé à mon amie France Camus-Pichon si elle voulait tenter l’aventure avec moi. Je n’étais pas aussi chevronnée qu’aujourd’hui, France avait bien plus d’expérience, c’était déjà une brillante traductrice, en outre elle avait beaucoup travaillé sur James pour préparer sa thèse, donc elle le connaissait beaucoup mieux que moi. Nous nous sommes donc réparti les chapitres, puis une fois traduits, nous nous les sommes échangés pour pratiquer une relecture croisée. Ce fut une expérience passionnante, et les textes sont toujours disponibles chez Verdier, avec une préface de France. Ensuite, l’occasion ne s’est pas représentée.

Qu’est-ce que cette expérience vous a apporté à vous et au texte ? Souhaiteriez-vous renouveler cette expérience ?

France Camus-Pichon est une très grande traductrice, je pense donc que j’ai beaucoup appris à son contact, elle a quelques années de plus que moi, elle avait donc une maturité que je n’avais pas. Ce fut donc une expérience très enrichissante. Pour me lancer à nouveau dans pareille tentative, il faudrait vraiment que j’aie toute confiance en la personne. Pour traduire de la poésie, peut-être.

Combien de temps consacrez-vous chaque jour à votre travail ?

Je pense que je dois travailler en moyenne cinq heures par jour sur mes traductions. Je précise aussi que je suis quelqu’un qui travaille vite, sur des périodes courtes pendant lesquelles je suis très concentrée. Mais je ne fais pas que traduire. Je fais aussi des lectures, et puis il y a tout le travail indirect comme les échanges autour des textes, les révisions de traduction, les échanges avec des journalistes ou autres, qui veulent savoir des choses sur les livres, sur mon métier, etc. En outre, je travaille tous les jours, toute l’année. Ce qui fait beaucoup, au final.

De nombreux traducteurs sont également romanciers. Avez-vous écrit un roman ? Ou l’envisagez-vous ?

9J’ai beaucoup écrit, puisque j’ai commencé par ça, mais je dirais que c’est après mon séjour en résidence de traduction à Banff en juin 2018 que j’ai retrouvé la foi en l’écriture et que j’ai enfin adopté une attitude professionnelle, et non plus une posture d’amatrice. Donc oui, en plus de tout ce que je citais précédemment, chaque journée commence pour moi par une heure de travail sur mon roman, et le premier étant terminé (enfin, je crois), je travaille désormais au deuxième. J’ai beaucoup de projets ! Mais traduire est une forme d’écriture sous la contrainte qui vous apprend énormément de choses. Joseph O’Connor, Lauren Groff, Jane Smiley m’ont beaucoup, beaucoup appris… Quand on traduit, on décortique la mécanique d’un livre, on découvre comment ça fonctionne, quels sont les engrenages, les techniques : c’est une véritable école en soi. On s’imbibe des différents styles à force de les imiter en les traduisant ! Donc, au bout de vingt ans de cours intensifs à l’école des maîtres, je vais tenter de voler de mes propres ailes.

Vous proposez vous-même des textes à certains éditeurs. Quels sont les derniers textes que vous avez proposés ?

J’ai fait ça surtout au début de ma carrière, quand j’avais le temps : cela me permettait de choisir mes textes d’une part, et de rencontrer de nouveaux éditeurs d’autres part. Je le fais encore, mais rarement. Mon dernier succès en la matière, c’est d’avoir fait republier Deux garçons, la mer, de Jamie O’Neill (6), un texte auquel je suis profondément attachée. À l’époque, en 2005, il avait été publié chez Passage du marais, un petit éditeur qui a hélas fait faillite quelques années plus tard. J’étais désespérée que le livre ne soit plus disponible, car c’est un chef-d’œuvre de la littérature irlandaise contemporaine, qui me bouleverse de bien des manières. Alors j’ai pris mon bâton de pèlerin, et je suis allée frapper à la porte des éditeurs de poche, car il n’était jamais sorti en poche. J’en ai parlé à Daniel Arsand, qui alors dirigeait la littérature étrangère chez Phébus, qui lui-même en a parlé à Lionel Besnier, qui était en charge de Libretto, et ça a marché, pour mon plus grand bonheur ! Libretto est devenu indépendant de Phébus, depuis, c’est une collection très belle, et je suis enchantée que ce roman y ait trouvé sa place et soit désormais disponible. C’est un vrai cadeau pour moi !

Avez-vous des échanges avec d’autres traductrices et traducteurs pour parler de votre métier ?

Il y a des structures comme l’ATLF (14) qui permettent ce genre de choses, mais j’ai pas mal d’ami.e.s dans la profession avec qui nous échangeons au sujet de nos expériences. Plus sur des thématiques sociales et administratives que sur des problèmes de langue, en général. Retraite, impôts, changement de statut… C’est très chaud en ce moment ! Et puis c’est toujours intéressant de discuter avec mes collègues, car nous avons tous une façon de travailler différente, et j’adore que celles et ceux qui traduisent d’autres langues me parlent de leurs auteurs/autrices, que je ne connais pas ou peu. Les personnes qui traduisent des langues dites « rares » en outre ont une expérience très différente de la mienne, car elles sont souvent appelées à défricher pour trouver de nouveaux auteurs, à jouer les interprètes, c’est passionnant, elles sont beaucoup plus impliquées que les traducteurs de l’anglais en général.

Avez-vous des traducteurs et des traductrices qui sont pour vous des modèles ?

Je n’ai pas de modèle. En revanche, j’admire beaucoup certain.e.s de mes collègues. Eric Boury, entre autre pour ses magnifiques traductions de Jon Kalmann Stefansson ; France Camus-Pichon, évidemment ; Jean-Pierre Carasso pour sa traduction des poèmes de Raymond Carver ; Françoise Cartano ; René de Cecatty pour sa traduction de Dante ; François Gaudry pour ses traductions de Francisco Coloanne ; François Hirsch ; Josée Kamoun ; Céline Leroy notamment pour sa traduction des poèmes de Laura Kasischke, Mariées rebelles (4) ; Andrée Lücke-Gaye pour ses traductions de Drago Jançar notamment ; André Markowicz ; Suzanne Mayoux ; Annie Morvan pour ses traductions magnifiques de Garcia Marquez et enfin Jean-Pierre Richard.

En 2015, André Markowicz publiait Ombres de Chine chez Inculte, un recueil de poèmes de la dynastie Tang (680-870). André Markowicz a traduit ces poèmes pendant plusieurs années sans avoir appris le chinois, en passant de l’anglais au russe, du russe au français, avec l’avis de spécialistes français de la poésie chinoise. Seriez-vous tentée par une telle entreprise ?

Non. André Markowicz est d’abord un poète. C’est un homme merveilleux, extraordinaire, il a le génie de la langue, alors pourquoi ne pas se lancer dans pareille entreprise si l’on en a envie ? Mais j’ai envie de consacrer mon énergie à autre chose. Je préfère laisser aux passionnés ce genre d’aventures littéraires !

Alors qu’un livre sur six qui paraît en France aujourd’hui est une traduction (16,8 % des titres selon les chiffres de la BnF, contre 3 % aux États-Unis, – 61 % des ouvrages étant des traduction de l’anglais), il est très rare que le nom de la traductrice ou du traducteur figure sur la couverture d’un ouvrage. Parfois, il n’apparaît même pas sur la quatrième de couverture. Cet usage est assez répandu chez les éditeurs en France, qu’il s’agisse du grand format ou du format poche (et c’est d’ailleurs une revendication portée par l’ATLF). Lors des rencontres en librairies, le traducteur est également rarement convié alors que, parallèlement, des colloques et des conférences sont consacrés à la traduction. Tout cela témoigne-t-il selon vous d’un manque de considération de votre travail propre à la France ?

Je pense que la situation évolue depuis quelques années. Je suis moi-même régulièrement invitée dans des médiathèques ou des librairies pour parler de mon métier. Sans doute que peu à peu nous sortons de l’ombre, mais le processus est lent. Pour reprendre ma métaphore musicale, on n’imagine pas un disque de musique classique sans le nom de l’interprète. Oui, il faut nous battre pour être davantage reconnus. C’est surtout la presse qui se montre indifférente : combien de fois lit-on un article sur un livre étranger, où le nom de la personne qui a traduit n’est pas cité ! Au moins, dans le livre, on est nommés quelque part. Cela m’est arrivé plusieurs fois de râler, et l’on m’a envoyé paître. Le pire : l’an dernier, un organisme se disant ami des traducteurs faisait de la publicité pour une lecture d’un texte (que j’avais traduit) en présence de l’auteur, donc une lecture en deux langues. Le comédien qui lisait le français était cité, ce qui est normal. Pas la traductrice, dont il prononçait les mots. J’ai protesté avec une certaine véhémence : mon éditeur a été contacté et prié de me remettre dans le droit chemin ! J’en ai été extrêmement choquée. L’argument selon lequel ils ne pouvaient citer mon nom : il n’y avait pas la place sur les posts Facebook et autre flyers… Je reste encore choquée de cette manière de traiter les gens, un an après. Et pourtant, je peux vous dire que partout où je vais parler de mon métier, que ce soit à Paris ou à Tréguier, les gens se montrent très intéressés ! Je le constate à chaque fois ! Alors oui, il faut davantage mettre notre profession en avant, tout le monde a à y gagner.

Il existe quelques (trop) rares prix en France qui récompensent des traducteurs, notamment le Grand Prix de la Société des gens de lettres, qui a été décerné cette année à Bernard Kreiss pour ses traductions des œuvres de Thomas Bernhard et Martin Walser (éditions Gallimard), ainsi que le Prix Bernard Hoepffner (ex-Prix Laure-Bataillon), décerné par le jury de la Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs (MEET) (15) l’an passé à José Carlos Llop et son traducteur Edmond Raillard pour Solstice (éditions Jacqueline Chambon). Cependant la couverture médiatique de ces événements reste très confidentielle. Pensez-vous que ceci reflète un désintérêt de la part des lecteurs pour le travail des traducteurs ?

Encore une fois je pense que ce ne sont pas les lecteurs les responsables. Les lecteurs sont des gens intelligents, sensibles et sensés. Ce sont les institutions qui nous boudent. Et les médias, pour ce qui est de la couverture médiatique. Si l’on nous mettait plus en avant, je suis certaine que les lecteurs apprécieraient. Certains grands lecteurs m’ont déjà dit qu’ils faisaient très attention au nom du traducteur ou de la traductrice, et je pense que les critiques y sont souvent sensibles. À nous, à vous, à tous les acteurs du livre et les organismes qui travaillent autour de faire notre possible pour changer les choses. Si déjà les prix de littérature étrangère assumaient tout simplement le fait que lorsqu’ils récompensent un bon livre étranger, ils récompensent en réalité une traduction ! Inutile de créer d’autres prix : il suffirait déjà qu’on souligne que le prix Fémina, Médicis, etc. va également à la personne qui a écrit la traduction. Plusieurs des livres que j’ai traduits ont été récompensés : seul le prix de l’Héroïne Madame Figaro, décerné l’an dernier aux Furies de Lauren Groff m’a accueillie en me demandant de traduire puis de lire lors de la cérémonie un texte de Lauren Groff, où elle remerciait le jury de lui avoir décerné le prix. Dans ces quelques lignes, Lauren terminait par des propos très élogieux à mon égard. Quand j’ai eu terminé de lire, devant toute l’assemblée, Patrick Poivre-d’Arvor m’a lancé : « C’est vous qui l’avez rajouté, ça ? » Je me suis demandée si j’avais mérité cette bonne blague parce que j’étais une femme ou bien une « simple » traductrice…

Le Man Booker International Prize est à la fois décerné à l’auteur mais aussi à son traducteur. Selon vous pourquoi cela n’est pas envisagé en France pour les prix décernés à des romans étrangers tels que les Prix Médicis et Femina (prix qui a été décerné en 2012 à Julie Otsuka pour son roman Certaines n’avaient jamais vu la mer que vous avez traduit pour les éditions Phébus) ?

Sincèrement, je n’en sais rien. Je sais qu’en Angleterre, cette démarche sert à la promotion de la littérature étrangère (l’Angleterre traduit très peu, un peu plus que les États-Unis, mais pas beaucoup plus, hélas). En France, je ne connais qu’un seul prix qui fasse cela : le Translation Prize, organisé par la French-American Foundation… donc par un organisme états-unien. Il y en a peut-être d’autres, je ne voudrais pas être mauvaise langue… Sans doute sommes-nous encore trop considérés comme les « petites mains » de la littérature. Et puis je pense qu’en France on a toujours du mal à donner de l’argent aux écrivains en général, alors nous… on est déjà bien assez payés comme ça, non ?

Aujourd’hui, 41% des auteurs gagnent moins que le SMIC. Les traductrices et traducteurs sont considérés comme autrices et auteurs de leurs textes. Les réformes sociales et fiscales envisagées par le Gouvernement (compensation de la CSG, réforme du régime social des auteurs, réformes des régimes de retraite, circulaire sur les revenus artistiques, retenue à la source de l’impôt sur le revenu, réforme de la formation professionnelle) ne risquent-elles de placer les autrices et auteurs, traductrices et traducteurs, dans une situation de fragilité ? Êtes-vous inquiète pour l’avenir de votre profession ?

Oui bien sûr que les réformes envisagées vont fragiliser notre profession. Nous sommes déjà les parents pauvres du système français, sans quasiment aucun des avantages sociaux dont jouissent la plupart de nos concitoyens qui travaillent pour vivre. Pas de chômage, pas de congés payés, des éditeurs, y compris prestigieux, qui souvent nous traitent comme la dernière roue du carrosse … Il faudrait sans doute revoir notre statut, mais il faudrait que des gens compétents s’y mettent, pas des fonctionnaires qui n’entendent rien à notre situation car ils vivent dans une autre galaxie économique. Il faudrait un minimum de concertation avec les organismes qui nous représentent et connaissent notre réalité quotidienne à la perfection : la SGDL, l’ATLF, etc. Ce sont des partenaires fiables. Pourquoi le gouvernement les a-t-il ignorés si superbement alors que nul ne connaît mieux nos problématiques ? S’agit-il de nous passer à la moulinette pour simplifier le système des impôts, des retraites, etc. ? Et n’est-il pas scandaleux qu’alors que notre ministre de la Culture, éditrice de longue date, aurait pu avoir un avis pertinent sur la question, on l’écarte sous prétexte que justement elle est du métier ? N’a-t-on pas déjà nommé des médecins au ministère de la santé sans que ça pose problème ? C’est grotesque. En outre, il est déjà difficile d’exercer notre métier car nous sommes bien souvent seuls face à des éditeurs parfois pas très bienveillants, qui nous paient quand ça leur chante sans que nous ayons aucun recours, alors si l’État s’acharne sur nous au lieu de nous garantir un minimum de protection, certains d’entre nous ne résisteront pas. Donc, oui, je suis inquiète, surtout quand je vois le nombre de jeunes gens qui entrent dans les masters de traduction… Moi qui rêve d’avoir un jour droit à une semaine de congés payés par an, je crains bien de devoir attendre ma retraite pour ça !

La MEET (15) et le Collège International des Traducteurs littéraires (16), comme d’autres structures en France, en Belgique ou en Suisse, proposent des résidences aux traductrices et traducteurs. Avez-vous déjà bénéficié d’un programme de résidence et/ou d’une bourse ? Pensez-vous que ces lieux privilégiés de travail et ces aides financières sont aujourd’hui indispensables à l’exercice de votre profession ?

10Oui, j’ai eu la chance, le bonheur de partir l’an dernier en résidence à Banff (17), en Alberta, Canada, et je n’exagère pas quand je dis que cela a changé ma vie. Banff est un lieu extraordinaire (Céline Leroy qui en revient pourra témoigner !), où toutes sortes de gens se rencontrent, des traducteurs, des écrivains, des artistes plasticiens, des danseurs, des chanteurs d’opéra, mais aussi des représentants des peuples premiers du monde entier, des scientifiques, des mathématiciens, bref, c’est un concentré de ce que notre monde contient humainement de meilleur. J’ai fait partie l’an dernier des dix-huit happy few venant du monde entier qui ont participé au BILTC. J’imaginais me retirer là-bas un peu en ermite, hors du monde, dans une nature magnifique, et travailler tranquillement dans mon coin. C’est l’inverse qui s’est produit : j’ai rencontré des gens formidables, découvert d’autres univers, d’autres littératures dont la littérature latino-américaine dont je commence à découvrir l’extraordinaire richesse, et surtout, j’ai rencontré des gens qui pratiquaient toutes les formes d’écriture, pas seulement la traduction, même si c’était notre point commun. Certains de mes collègues étaient également romanciers, journalistes, dramaturges, poètes, etc. Et c’est dans cet incroyable bouillon de culture que j’ai enfin retrouvé la volonté et la confiance nécessaires pour écrire ! Banff a changé ma vie, et depuis que j’en suis revenue, je suis dans une autre énergie, une autre dynamique, je vais plus à l’essentiel et j’ose enfin écrire comme une professionnelle. Je ne sais pas encore quel sera le devenir de cette tentative, mais je compte bien aller jusqu’au bout de cette aventure. Donc, oui, infiniment oui aux résidences de traduction ! Je vais d’ailleurs repartir fin septembre en Italie, à Volterra, où avec d’autres traducteurs nous allons réaliser une traduction en cinq langues d’un texte de la poétesse canadienne Anne Carson, Antigonick, qui sera ensuite lu lors d’une sorte de performance. Les possibilités sont infinies et d’une richesse formidable. J’engage tou.te.s mes collègues à postuler pour participer à ce genre de résidence. C’est vraiment une expérience unique !

Quels conseils donneriez-vous à une personne qui souhaiterait devenir traducteur ?

11Je dirais qu’il faut de la ténacité, aimer la solitude, et ne pas craindre de se remettre en cause. De la ténacité d’abord car il faut des années pour parvenir à en vivre – sauf quand on travaille déjà dans l’édition bien sûr. Aimer la solitude car on est tout seul face à son ordinateur pendant qu’on travaille, qu’on n’a personne à qui demander conseil en général (à part l’auteur pour des problèmes très précis), qu’on n’a parfois aucun contact avec les éditeurs. Enfin ne pas craindre de se remettre en cause car avant d’aboutir à quelque chose de vraiment bien, on tâtonne, on doit se faire corriger, et même avec l’expérience, il faut savoir reconnaître que l’éditrice ou la correctrice a eu une meilleure idée que vous, que tel choix à tel endroit est discutable, etc. Même avec vingt ans d’expérience, on peut encore commettre des erreurs, des maladresses, etc. donc, ne jamais avoir l’arrogance de croire qu’on sait tout mieux que tout le monde.

Pour conclure cet entretien, pouvez-vous nous parler du texte sur lequel vous travaillez actuellement ?

Je vais vous parler du texte que je viens de terminer, My Coney Island Baby, de Billy O’Callaghan, un auteur irlandais pas encore traduit en français, dont le texte paraîtra au printemps prochain chez Grasset. Jean Mattern m’a fait l’honneur de me confier ce texte difficile mais magnifique, qui en résumé raconte l’histoire d’un couple illégitime qui pendant vingt-cinq ans se retrouve chaque premier mardi du mois à Coney Island pour y passer ensemble la journée. Peu à peu l’auteur dévoile le passé des amants, douloureux, fait de renoncement, leur quotidien morne qu’éclaire cette liaison hors norme. L’écriture est magnifique. J’ai publié bien des extraits sur ma page Facebook car je tombais sans cesse sur des phrases incroyablement belles. On y retrouve cette mélancolie bien irlandaise, ces descriptions d’une nature âpre quand l’homme parle de l’île lointaine où il est né, une analyse des sentiments d’une finesse incroyable, où tout jusqu’au moindre geste fait sens, jusqu’à la tasse de mauvais café qui devient un rituel nécessaire, préservant des dangers de ce monde. Oui, j’avoue que ce fut difficile, il y a même longtemps que je n’avais pas trouvé un texte aussi ardu, avec ses longues phrases et ses structures syntaxiques particulières, et j’espère m’en être bien sortie. En tout cas, c’est un livre que je recommande absolument, car il est d’une beauté déchirante.


Entretien réalisé par courrier électronique en juillet 2018. Propos recueillis par Guillaume Richez.

(1) Directrice de la collection de littérature étrangère chez Rivages depuis 2013.

(2) Raymond Carver : une vie d’écrivain (Raymond Carver: A Writer’s Life) de Carol Sklenicka, traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, éditions L’Olivier, novembre 2015.

(3) Traducteur (1942-2016) notamment des œuvres de Raymond Carver, Jay McInerney, Jonathan Safran Foer, Jamaica Kincaid, Alice Munro, Cynthia Ozick, Ethan Coen, E.L. Doctorow, Sapphire, souvent en collaboration avec Jacqueline Huet.

(4) Mariées rebelles (Wild Brides) de Laura Kasischke, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, éditions Page à Page, août 2016, pour le grand format ; éditions points, août 2017, pour le format poche.

(5) Muse (Ghost Light) de Joseph O’Connor, traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, éditions Phébus, août 2011 ; éditions 10/18, janvier 2013, pour le format poche.

(6) Deux garçons, la mer (At Swim, Two Boys) de Jamie O’Neill, traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, Libretto, novembre 2013.

(7) La Colère de Kurathi Amman (The Gypsy Goddess) de Meena Kandasamy, traduit de l’anglais (Inde) par Carine Chichereau, Plon, août 2017.

(8) Le Matricule des anges, n°188, novembre-décembre 2017.

(9) Redemption Falls de Joseph O’Connor, traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, Phébus, août 2007 ; éditions 10/18, juin 2009, pour le format poche.

(10) Philosophe (1883-1955) espagnol.

(11) Certaines n’avaient jamais vu la mer (The Buddha in the Attic) de Julie Otsuka, traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, Phébus, août 2012 ; 10/18, septembre 2013, pour le format poche.

(12) Nos premiers jours (Some Luck) et Nos révolutions (Early Warning) sont édités chez Rivages.

(13) Impressions anglaises de Henry James, collection Farrago, éditions Verdier, traduit de l’anglais (États-Unis) par France Camus-Pichon et Carine Chichereau, septembre 2004.

(14) L’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) : www.atlf.org

(15) www.meetingsaintnazaire.com/

(16) http://www.atlas-citl.org/

(17) www.banffcentre.ca/programs/banff-international-literary-translation-centre


12 réflexions sur “Entretien avec Carine Chichereau

  1. J’ai rarement autant « vibré » à la lecture d’une interview ! Traducteur moi-même, j’ai été très sensible à l’enthousiasme, la passion, le bon sens et l’humilité de Carine Chichereau. C’est un gros plan, plein d’humanité, sur les joies et les peines de ce métier exercé dans une solitude relative et aussi, hélas, sur son manque de reconnaissance par certains.
    Une petite coquille :
    « Dans ces quelques ligne, Lauren terminait par des propos très élogieux à mon égard »
    >> ligneS

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