« LA POÉSIE N’EXISTE PAS. »
C’est sur cette sentence (ou cette blague potache), déclamée en majuscules, que le rideau tombe à la fin de la tragi-comédie qu’est Poéticide, dernier ouvrage de Hans Limon, publié en novembre 2018 chez Quidam dans la collection Les Indociles, illusion poétique et singulier bras (ou baroud) d’honneur d’un écrivain iconoclaste. Si le monde littéraire est une scène alors Hans Limon doit y jouer son rôle. Être poète ou ne pas l’être. Telle est la question. Mais n’est pas Hamlet qui veut (sans casser des œufs). Des mots, des maux, démo. Le reste n’est que silence.
Né en 1985 à Calais, Hans Limon est poète (bien qu’il s’en récuse), dramaturge et romancier (Déchirance, éditions Le bateau ivre, 2017), ainsi que professeur de philosophie et de théâtre. Il a publié deux pièces de théâtre, Frères inhumains (Évidence éditions, 2017) et La Bataille d’Hernani (éditions Les Cygnes, 2017).
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Jeanne-Valérie Held brossait son portrait, lors de la parution de Déchirance, en écrivant avec justesse : « Il est des hommes de 32 ans, qui semblent avoir mille ans. Traversés par des mots comme par le souffle du vent, ou la force de l’onde. Parfois avec violence. Souvent avec lyrisme. Et même avec emphase. Écriture d’un autre temps qui se moque des tendances. Hans Limon est un écrivain, un auteur dramatique au sens premier du terme. Qu’on lit comme en apnée. En suivant sa respiration haletante, avec un irrépressible besoin d’expi(r)er. Son inspiration profonde accouche d’une langue viscérale, charnelle, liquide ; à la limite du supportable, de la déchirure, comme toute souffrance vécue, imprimée dans le corps et dans l’âme. »
Rencontre sous le soleil noir de la mélancolie avec le dernier dandy de la scène littéraire, enfant terrible des lettres françaises.
Roman, théâtre, poésie, vous explorez tous les genres, et cependant on vous présente le plus souvent comme poète, terme que vous récusez. Pour quelle raison ?
Cher Guillaume, je ne récuse pas l’appellation « poète » en particulier, mais toutes les postures, quelles qu’elles soient. Un jour, un ami parisien m’a présenté à ses connaissances en tant que « poète de province » : j’ai cru qu’il me crucifiait. Je ne suis en rien sartrien, encore moins heidegerrien, mais je considère l’être humain comme capable d’évolution, de régression, de progrès. De perfectibilité (Rousseau est plus œcuménique). La poésie n’est, chez moi du moins, et je ne suis que moi – qu’on pardonne à ma jeunesse –, qu’une manière d’être au monde, et d’y agiter bruyamment ma conscience. Elle est aussi le chemin le plus court entre ma peau et mes idéaux. J’ai un peu vieilli, depuis que je me suis mis à écrire, c’est-à-dire il y a trois ans, et je ressens déjà une certaine lassitude. La poésie se mérite. Poète n’est pas un métier. Encore moins une posture. C’est une pulsation. Pourquoi vouloir à tout prix imprimer le relevé de cette pulsation, et l’imposer à un large public ? L’amitié : voilà le bien le plus précieux que la poésie et l’écriture m’ont jusqu’ici apporté. Sans oublier votre entretien, natürlich.
Aharon Appelfeld évoquait les silences de son enfance comme matrice de l’écriture. Les silences de l’enfance sont-ils le terreau nécessaire à l’éclosion d’une voix propre, unique, celle de tout écrivain ? Qu’est-ce qui vous a conduit à l’écriture et plus particulièrement à l’écriture poétique si rare dans le champ littéraire actuel ?
Magnifique question. Appelfeld est un immense auteur, doublé d’un philosophe qui ne prétend pas l’être. C’est pourquoi il est si précieux. J’ai grandi dans la misère et la violence. Je ne m’en plains pas. Je ne m’en sers pas. Je sais tout simplement que cette enfance m’a conduit à ce que je suis aujourd’hui : un jeune homme un tantinet revanchard. Ce sont les trop-dits et les méfaits de l’enfance qui m’ont probablement donné cet élan frénétique qui m’a poussé à écrire et à détruire. Je ne crois absolument pas à la toute-puissance du déterminisme. J’ai bénéficié des services de l’école publique, j’ai rencontré les bonnes personnes. Je n’avais pour moi que cette petite lumière de curiosité qui me faisait dévorer Jules Verne, tandis que mes camarades feuilletaient Astérix. Et lorsque je rentrais à la maison, je prenais sur la gueule, je rendais les coups. Et j’ai fini par aimer cette ritournelle. La poésie est venue peu à peu, non paradoxalement mais par compensation et par aspiration. Il me fallait décompresser. J’ai longtemps pensé que la vie, la vraie vie était celle des livres. J’ai lu tout Jules Verne, et à peu près tout ce qui se trouvait chez moi, tout ce qui pouvait être ingurgité lors des récréations. Quand je ne me battais pas, je lisais, j’écrivais. Je n’ai écrit de littérature qu’à partir de trente ans. Ma littérature adolescente était constituée de lettres à mes professeurs, de devoirs bâclés, puis hyper développés. Je me souviens du véritable déclic : une explication d’un texte de Jankélévitch sur le pardon. J’y ai passé toute une nuit. Dix-neuf copies doubles. J’étais heureux. La poésie, c’était pour les fillettes, les étudiants en arts du spectacle avec dreadlocks et sarouels. Et puis, à vingt-sept ans, j’ai mis le pied en poésie en marchant sur une anthologie de Victor Hugo. Et je me suis en tête de devenir une véritable encyclopédie poétique. Une fois gonflé de références, du baroque au contemporain, j’ai éclaté. Et me suis mis à écrire. Entschuldigung.
Vous avez publié dans une vingtaine de revues, avez écrit plusieurs pièces de théâtre, un premier roman en 2017, Déchirance. À quel moment pensez-vous avoir trouvé votre propre voix, votre propre langue ?
Je n’ai pas de langue à moi, si ce n’est quand elle est mauvaise, mais j’apprends à la bonifier. J’ai eu du mal à me détacher de mes influences hugoliennes. Récemment, j’ai jeté un manuscrit complètement débile, pour tout vous dire la suite des Misérables. Lorsqu’on sait maîtriser la langue, on peut s’adonner à tous les exercices de style. Comme un pianiste virtuose peut jouer tous les morceaux. J’adore Cziffra et Gould, par exemple, pour leur virtuosité. Mais je reconnais plus immédiatement Gould. Trouver sa langue, sa voix ou sa voie, c’est trouver l’espace dans lequel on se meut librement tout en ayant assimilé les contraintes qui ont fait de nous des créateurs, c’est bondir et toucher directement sa cible, sans se poser la question du « comment ? ». Chez moi, c’est l’objet qui appelle la forme, et donc la langue. Théâtre, roman, poésie. Avec une tendance – Jacques Bonnaffé l’a noté – à la mise en scène, ou plutôt au devenir-scénique. Je m’imagine plus ou moins consciemment que ce que j’écris va être déclamé. Lorsque Jacques Bonnaffé [1] et Denis Lavant ont lu des extraits de Poéticide, la chose est devenue évidente. J’en fais trop, je suis dans la démesure, bien souvent, et tant mieux ! Mais tous mes textes n’ont pas vocation à refaire l’univers, loin s’en faut. S’il faut citer des amis : Yves Charnet m’a appelé un jour « l’homme aux voix », le fabuleux Éric Poindron a qualifié Poéticide de « recueil solaire de grand vent ». Je repense à votre question sur l’enfance. J’aurais voulu que mes parents me lisent, assurément. Le terme « schizophrène » revient souvent.
Vous avez dit dans un entretien accordé à Diacritik [2] : « J’ai peu de certitudes, mais je sais que la poésie n’est en rien supérieure au roman, à la musique, au cinéma : elle est ce seuil au-delà duquel sens et forme s’imbriquent et font éclater les représentations. » Pouvez-vous nous expliquer en quoi la poésie est un seuil au-delà duquel sens et forme s’imbriqueraient et feraient éclater les représentations ?
Parfaitement. Ce n’est pas tant que je veuille chercher querelle aux poètes, mais j’ai lu beaucoup de romans, de pièces de théâtre, de nouvelles qui me semblaient davantage poétiques que certains recueils. L’Adagio de la Hammerklavier de Beethoven est un mastodonte poétique. Pas un seul mot n’y est dit. On y ressent ce que Kant appelle des « idées esthétiques ». Point n’est besoin de pontifier. Vous parliez de voix : chaque écrivain possède la sienne, et la poésie se mesure à l’intensité avec laquelle l’écrivain va pouvoir sonder les éléments, son intériorité pour les faire sentir au lecteur. D’où la recherche d’un vocabulaire varié, chez moi. Et qui est encore bien pauvre ! Je connais trop peu les forces naturelles. Il arrive qu’à force de trop écrire et de sonder sa propre intériorité, on perde de vue le monde sensoriel, et qu’à force d’écrire on oublie de vivre. On écrit pour peu. On vit pour soi. Parfois pour d’autres. C’est déjà suffisant.
Quelle différence y a-t-il pour vous entre l’écriture théâtrale, romanesque et l’écriture poétique ?
D’un point de vue théorique et objectif : une foultitude. J’essaye de les effacer, à mon modeste niveau. Je mets en branle des personnages qui s’entremêlent en situations teintées de poésie. Poéticide en est un exemple. La Bataille d’Hernani aussi. Et les textes qui viennent également. J’ai mes outils, je les utilise. Je ne m’impose aucune limite parce que je m’amuse fondamentalement, et que le sérieux est la chose la plus pesante au monde. Karl Kraus a rédigé, pendant la Première Guerre mondiale, un gigantesque pamphlet intitulé Les Derniers Jours de l’humanité. On y trouve tous les genres et tous les tons. Et l’on sent, derrière, une force intellectuelle gigantesque, bien évoquée par Walter Benjamin. À ce titre, Kraus est un modèle.
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Une réflexion sur “Entretien avec Hans Limon”