Entretien avec Hans Limon

Poéticide

« LA POÉSIE N’EXISTE PAS. »

C’est sur cette sentence (ou cette blague potache), déclamée en majuscules, que le rideau tombe à la fin de la tragi-comédie qu’est Poéticide, dernier ouvrage de Hans Limon, publié en novembre 2018 chez Quidam dans la collection Les Indociles, illusion poétique et singulier bras (ou baroud) d’honneur d’un écrivain iconoclaste. Si le monde littéraire est une scène alors Hans Limon doit y jouer son rôle. Être poète ou ne pas l’être. Telle est la question. Mais n’est pas Hamlet qui veut (sans casser des œufs). Des mots, des maux, démo. Le reste n’est que silence.

Né en 1985 à Calais, Hans Limon est poète (bien qu’il s’en récuse), dramaturge et romancier (Déchirance, éditions Le bateau ivre, 2017), ainsi que professeur de philosophie et de théâtre. Il a  publié deux pièces de théâtre, Frères inhumains (Évidence éditions, 2017) et La Bataille d’Hernani (éditions Les Cygnes, 2017).

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© Justine Martin

Jeanne-Valérie Held brossait son portrait, lors de la parution de Déchirance, en écrivant avec justesse : « Il est des hommes de 32 ans, qui semblent avoir mille ans. Traversés par des mots comme par le souffle du vent, ou la force de l’onde. Parfois avec violence. Souvent avec lyrisme. Et même avec emphase. Écriture d’un autre temps qui se moque des tendances. Hans Limon est un écrivain, un auteur dramatique au sens premier du terme. Qu’on lit comme en apnée. En suivant sa respiration haletante, avec un irrépressible besoin d’expi(r)er. Son inspiration profonde accouche d’une langue viscérale, charnelle, liquide ; à la limite du supportable, de la déchirure, comme toute souffrance vécue, imprimée dans le corps et dans l’âme. »

Rencontre sous le soleil noir de la mélancolie avec le dernier dandy de la scène littéraire, enfant terrible des lettres françaises.

Roman, théâtre, poésie, vous explorez tous les genres, et cependant on vous présente le plus souvent comme poète, terme que vous récusez. Pour quelle raison ?

Citation 1Cher Guillaume, je ne récuse pas l’appellation « poète » en particulier, mais toutes les postures, quelles qu’elles soient. Un jour, un ami parisien m’a présenté à ses connaissances en tant que « poète de province » : j’ai cru qu’il me crucifiait. Je ne suis en rien sartrien, encore moins heidegerrien, mais je considère l’être humain comme capable d’évolution, de régression, de progrès. De perfectibilité (Rousseau est plus œcuménique). La poésie n’est, chez moi du moins, et je ne suis que moi – qu’on pardonne à ma jeunesse –, qu’une manière d’être au monde, et d’y agiter bruyamment ma conscience. Elle est aussi le chemin le plus court entre ma peau et mes idéaux. J’ai un peu vieilli, depuis que je me suis mis à écrire, c’est-à-dire il y a trois ans, et je ressens déjà une certaine lassitude. La poésie se mérite. Poète n’est pas un métier. Encore moins une posture. C’est une pulsation. Pourquoi vouloir à tout prix imprimer le relevé de cette pulsation, et l’imposer à un large public ? L’amitié : voilà le bien le plus précieux que la poésie et l’écriture m’ont jusqu’ici apporté. Sans oublier votre entretien, natürlich.

Aharon Appelfeld évoquait les silences de son enfance comme matrice de l’écriture. Les silences de l’enfance sont-ils le terreau nécessaire à l’éclosion d’une voix propre, unique, celle de tout écrivain ? Qu’est-ce qui vous a conduit à l’écriture et plus particulièrement à l’écriture poétique si rare dans le champ littéraire actuel ?

Citation 2Magnifique question. Appelfeld est un immense auteur, doublé d’un philosophe qui ne prétend pas l’être. C’est pourquoi il est si précieux. J’ai grandi dans la misère et la violence. Je ne m’en plains pas. Je ne m’en sers pas. Je sais tout simplement que cette enfance m’a conduit à ce que je suis aujourd’hui : un jeune homme un tantinet revanchard. Ce sont les trop-dits et les méfaits de l’enfance qui m’ont probablement donné cet élan frénétique qui m’a poussé à écrire et à détruire. Je ne crois absolument pas à la toute-puissance du déterminisme. J’ai bénéficié des services de l’école publique, j’ai rencontré les bonnes personnes. Je n’avais pour moi que cette petite lumière de curiosité qui me faisait dévorer Jules Verne, tandis que mes camarades feuilletaient Astérix. Et lorsque je rentrais à la maison, je prenais sur la gueule, je rendais les coups. Et j’ai fini par aimer cette ritournelle. La poésie est venue peu à peu, non paradoxalement mais par compensation et par aspiration. Il me fallait décompresser. J’ai longtemps pensé que la vie, la vraie vie était celle des livres. J’ai lu tout Jules Verne, et à peu près tout ce qui se trouvait chez moi, tout ce qui pouvait être ingurgité lors des récréations. Quand je ne me battais pas, je lisais, j’écrivais. Je n’ai écrit de littérature qu’à partir de trente ans. Ma littérature adolescente était constituée de lettres à mes professeurs, de devoirs bâclés, puis hyper développés. Je me souviens du véritable déclic : une explication d’un texte de Jankélévitch sur le pardon. J’y ai passé toute une nuit. Dix-neuf copies doubles. J’étais heureux. La poésie, c’était pour les fillettes, les étudiants en arts du spectacle avec dreadlocks et sarouels. Et puis, à vingt-sept ans, j’ai mis le pied en poésie en marchant sur une anthologie de Victor Hugo. Et je me suis en tête de devenir une véritable encyclopédie poétique. Une fois gonflé de références, du baroque au contemporain, j’ai éclaté. Et me suis mis à écrire. Entschuldigung.

Citation 3

Vous avez publié dans une vingtaine de revues, avez écrit plusieurs pièces de théâtre, un premier roman en 2017, Déchirance. À quel moment pensez-vous avoir trouvé votre propre voix, votre propre langue ?

DéchiranceJe n’ai pas de langue à moi, si ce n’est quand elle est mauvaise, mais j’apprends à la bonifier. J’ai eu du mal à me détacher de mes influences hugoliennes. Récemment, j’ai jeté un manuscrit complètement débile, pour tout vous dire la suite des Misérables. Lorsqu’on sait maîtriser la langue, on peut s’adonner à tous les exercices de style. Comme un pianiste virtuose peut jouer tous les morceaux. J’adore Cziffra et Gould, par exemple, pour leur virtuosité. Mais je reconnais plus immédiatement Gould. Trouver sa langue, sa voix ou sa voie, c’est trouver l’espace dans lequel on se meut librement tout en ayant assimilé les contraintes qui ont fait de nous des créateurs, c’est bondir et toucher directement sa cible, sans se poser la question du « comment ? ». Chez moi, c’est l’objet qui appelle la forme, et donc la langue. Théâtre, roman, poésie. Avec une tendance – Jacques Bonnaffé l’a noté – à la mise en scène, ou plutôt au devenir-scénique. Je m’imagine plus ou moins consciemment que ce que j’écris va être déclamé. Lorsque Jacques Bonnaffé [1] et Denis Lavant ont lu des extraits de Poéticide, la chose est devenue évidente. J’en fais trop, je suis dans la démesure, bien souvent, et tant mieux ! Mais tous mes textes n’ont pas vocation à refaire l’univers, loin s’en faut. S’il faut citer des amis : Yves Charnet m’a appelé un jour « l’homme aux voix », le fabuleux Éric Poindron a qualifié Poéticide de « recueil solaire de grand vent ». Je repense à votre question sur l’enfance. J’aurais voulu que mes parents me lisent, assurément. Le terme « schizophrène » revient souvent.

Vous avez dit dans un entretien accordé à Diacritik [2] : « J’ai peu de certitudes, mais je sais que la poésie n’est en rien supérieure au roman, à la musique, au cinéma : elle est ce seuil au-delà duquel sens et forme s’imbriquent et font éclater les représentations. » Pouvez-vous nous expliquer en quoi la poésie est un seuil au-delà duquel sens et forme s’imbriqueraient et feraient éclater les représentations ?

Citation 4Parfaitement. Ce n’est pas tant que je veuille chercher querelle aux poètes, mais j’ai lu beaucoup de romans, de pièces de théâtre, de nouvelles qui me semblaient davantage poétiques que certains recueils. L’Adagio de la Hammerklavier de Beethoven est un mastodonte poétique. Pas un seul mot n’y est dit. On y ressent ce que Kant appelle des « idées esthétiques ». Point n’est besoin de pontifier. Vous parliez de voix : chaque écrivain possède la sienne, et la poésie se mesure à l’intensité avec laquelle l’écrivain va pouvoir sonder les éléments, son intériorité pour les faire sentir au lecteur. D’où la recherche d’un vocabulaire varié, chez moi. Et qui est encore bien pauvre ! Je connais trop peu les forces naturelles. Il arrive qu’à force de trop écrire et de sonder sa propre intériorité, on perde de vue le monde sensoriel, et qu’à force d’écrire on oublie de vivre. On écrit pour peu. On vit pour soi. Parfois pour d’autres. C’est déjà suffisant.

Quelle différence y a-t-il pour vous entre l’écriture théâtrale, romanesque et l’écriture poétique ?

D’un point de vue théorique et objectif : une foultitude. J’essaye de les effacer, à mon modeste niveau. Je mets en branle des personnages qui s’entremêlent en situations teintées de poésie. Poéticide en est un exemple. La Bataille d’Hernani aussi. Et les textes qui viennent également. J’ai mes outils, je les utilise. Je ne m’impose aucune limite parce que je m’amuse fondamentalement, et que le sérieux est la chose la plus pesante au monde. Karl Kraus a rédigé, pendant la Première Guerre mondiale, un gigantesque pamphlet intitulé Les Derniers Jours de l’humanité. On y trouve tous les genres et tous les tons. Et l’on sent, derrière, une force intellectuelle gigantesque, bien évoquée par Walter Benjamin. À ce titre, Kraus est un modèle.

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Le comédien Jacques Bonnaffé et Hans Limon à la Maison de la Poésie à Paris en février 2019. DR

Vous dites que l’énergie que l’on sent dans votre écriture est celle de la rage. D’où vient cette rage ?

Citation 5C’était il y a quelques mois, j’étais jeune ! Plus sérieusement, j’évoquais Poéticide. Rage, en effet. Celle d’un individu qui a dû se battre pour sauver sa peau et qui n’a pas fini de transpirer ses luttes. Je suppose que l’âge, s’il ne rend pas plus sage, nous ôte les moyens de notre rage. Je ne cogne plus, comme jadis. Mes mots cognent à ma place. Dans la gueule ou dans le cœur. J’ai une formation philosophique, je n’affirme rien sans avoir vérifié le bien-fondé de mes propos, et s’il m’arrive de me tromper, je sais m’en souvenir… Je ne revendique rien. Des gens m’ont entendu brailler. On parle de moi. Pas toujours en bien. Pas toujours pour les bonnes raisons. Le milieu poétique est plus sévère que les autres, car les places y sont chères et le marché restreint. On arrive pour casser la baraque. Problème : on n’a pas les subventions pour louer la boule de démolition…

Il y a des réminiscences du Faust de Goethe dans votre Poéticide. Ce texte n’est-il pas un nouveau pacte faustien conclu entre vous et votre propre double ?

Citation 6Poéticide est une tentative, non de suicide, mais de réconciliation des genres. Si j’étais allé moi-même dépiauter du Rilke, on m’aurait jugé prétentieux. Ce que d’aucuns font tout de même. Mon personnage de vieux-jeune homme assassin est le moyeu romanesque du texte. Il a sa propre histoire, que l’on découvre au fil des poèmes barrés, puis lorsque le narrateur du « dernier tiers ou presque » prend la parole. Tous nos personnages sont nos doubles, c’est connu. Mais celui-ci me permettait de réaliser mon rêve – rencontrer les poètes disparus –, et de poser les bases de mon esthétique hybride. J’ai été aussi guidé par la notion d’ « intérêt dramatique ». Au théâtre – et j’en remercie mon ami Elidan Arzoni –, on doit toujours savoir pourquoi un personnage entre et sort, quelles sont ses intentions. Je ne suis pas capable d’écrire quoi que ce soit s’il n’y a pas une histoire, un élan premier. Ne prenez pas de travers ce que je vais dire : tout le monde peut écrire un recueil ; on accumule des poèmes jour après jour ; et mis bout à bout, voilà un recueil ! Faire œuvre, c’est bien plus exigeant ! C’est en cela que j’admire les romanciers. Et Poéticide est semé de portes d’entrée. Les poèmes barrés sont bien plus importants qu’il y paraît.

Votre texte n’est pas parodique. Vous évitez le pastiche. Diriez-vous que Poéticide est un manifeste ?

Je ne me prends pas pour ce que je ne suis pas. Disons plutôt que je me manifeste à travers Poéticide. Et qu’il donne un aperçu – quoi qu’incomplet – de ce qui sera publié par la suite. Je n’écris pas systématiquement en alexandrins, mais je laisse de côté la poésie facile qui se passe de toutes les contraintes. À quoi bon utiliser le terme « poésie », dans ce cas ? Je me suis naturellement placé dans le sillage d’auteurs dont la fibre est semblable à la mienne. Les autres écrivent comme ils veulent et peuvent. Mais pitié ! qu’on arrête de prétendre rhabiller Dame Poésie à chaque nouvelle parution !

Frères inhumainsVous êtes dramaturge et enseignez le théâtre. Vous avez écrit plusieurs œuvres pour le théâtre dont Frères inhumains (Évidence éditions, 2017), préfacé par François Koltès, qui a été lu au Festival Off d’Avignon, ainsi que La Bataille d’Hernani, fresque romantique et théâtrale (éditions Les Cygnes, 2017). Pouvez-vous nous parler de votre expérience de la scène ? 

Très peu d’expérience scénique, parce que j’ai beaucoup écrit et me suis trop peu occupé de mes textes, et qu’il est compliqué de s’imposer au théâtre en venant d’un milieu qui lui est extérieur. L’histoire de Koltès le prouve bien. Évidemment, voir lire mon texte a été un grand moment. Voir jouer ceux qui viennent serait merveilleux. Je ne me formalise pas. J’ai brièvement contribué au fonctionnement interne d’un théâtre, étudié la dramaturgie, travaillé sur un texte avec un metteur en scène. Il faudrait forcer les portes, je suppose. Le monde du théâtre est assez fascinant, à bien des égards.

Vous dites que vous écrivez en marchant, voire en courant. Il y a un rapport au corps, au corps en mouvement, dans l’énergie qui irrigue votre langue, ainsi rythmée par la cadence de votre course. Pourrait-on parler d’une écriture chorégraphiée ?

Citation 7Tout à fait ! Et l’on rejoint en cela les traditions ancestrales, les promenades des rhapsodes ! J’écris en mouvement, et ce mouvement doit certainement mettre en mouvement. Mais davantage qu’une chorégraphie, c’est une musicalité qui ressort de ce que j’écris, et souvent malgré moi. Avec ou sans rimes, le choix des mots, des incises, des ponctuations, des sonorités – tout cela dessine une partition qui tinte à l’oreille d’une certaine manière et demande à être récité. C’est aussi pour cette raison qu’on fait réciter la poésie – et pas uniquement pour embêter les écoliers : le rythme, la cadence, la beauté des mots, leur texture, la façon dont ils s’entrelacent, et surtout, jamais le beau pour le beau, mais aussi et surtout le sens qui irrigue la forme. Hugo, Nerval, Rimbaud, Jammes, Calaferte, Salabreuil : tous appellent la voix haute !

Quelle a été la genèse de votre Poéticide ?

La genèse de Poéticide est simple, et très « prosaïque ». J’avais du temps à perdre. J’écris et lis beaucoup. Un « poète » a critiqué l’un de mes poèmes dans lequel je faisais des rimes. Les siens se contentent d’aligner trois mots par vers. Minimalisme par impuissance. Et le sieur se drape du statut de poète. J’ai pensé à ses prédécesseurs, et la rage m’a fait bouillir. J’ai ruminé, l’espace d’une seconde : « Il faudrait tous les tuer ! » Et la seconde suivante : « C’est une idée à exploiter, littérairement. » J’ai écrit Poéticide en quelques jours, en marchant, riant, chantant, et me suis rendu peu à peu compte que j’écrivais bien plutôt un éloge de la poésie qu’un massacre des poètes. D’où le long poème final.

« LES SILHOUETTES À L’UNISSON : − Poète raté ! Poète raté ! Poète raté ! / LE VIEL HOMME : − Pléonasme ! L’inachèvement est l’essence même du poète. Et durant toute sa vie, cette moitié d’homme s’acharne à combler son non-être avec un peu d’apparaître. »  (p. 49) Est-ce là votre vision du poète ?

Citation 8J’avoue ne savoir que vous dire, à propos des poètes, sincèrement. Ce qu’on dit est toujours plus ou moins mal dit et à coup sûr mal compris. Il y a tant de poètes différents qu’il est impossible et même coupable d’en fournir une définition. Est poète celui qui pousse ou tente de pousser au degré le plus extrême les potentialités du langage, des sens, de l’imagination, et qui établit des connexions entre eux. J’ai déjà évolué depuis six mois. J’ai bien envie de vous dire que l’essentiel est dans la transmission d’un don ou d’une capacité d’évocation. Les grands poètes, ceux qui restent, sont de grands témoins.

La figure de Lautréamont plane sur votre Poéticide. Vous citez Hugo, Francis Jammes, Philothée O’Neddy, Pierre Jean Jouve, Rimbaud, Salabreuil ou encore Aurélien Barrau parmi vos écrivains préférés. Quelles sont vos lectures favorites et quelles influences vous reconnaissez-vous ?

Hugo a longtemps été mon père en poésie. Je quitte peu à peu son influence. Baudelaire m’accompagnera toujours. Rimbaud également. Francis Jammes est une merveilleuse découverte faite cette année. Jouve est fabuleux. Parmi mes contemporains, j’apprécie Flora Bonfanti et Christophe Manon. Je relis actuellement les écrits de Jean-René Huguenin et de Koltès, même si mon goût pour les révoltés me quitte peu à peu. Les derniers grands textes lus : Mousseline et ses doubles de Lionel-Édouard Martin [3] et Ma vie parmi les ombres de Richard Millet. Barrau, c’était du second degré…

Citation 9

Vous n’appréciez pas les performeurs. Pour quelle raison ?

J’apprécie les performeurs, lorsqu’ils performent. Lorsqu’ils écrivent, c’est une autre histoire. J’aime les slameurs. Et davantage encore les rappeurs.

N’avez-vous pas peur d’être accusé de conservatisme ?

Il faut bien que certains conservent, pour que la boutique ait encore de quoi vendre. Et la conserve a fait la fortune de Concarneau (Cf. LEM [Lionel-Édouard Martin – NDLR]).

Dans son essai La Poésie sauvera le monde (Le Passeur éditeur, 2016), Jean-Pierre Siméon explique que le roman bénéficierait aujourd’hui d’une position hégémonique dans la mesure où il entrerait dans un modèle dominant de fiction généralisée.  Selon lui, la poésie, parce qu’elle ne serait jamais entrée dans cette logique, et parce que, par essence, elle ne le pourrait pas, demeurerait libre même si elle est en conséquence marginalisée dans le champ littéraire. « Une littérature qui échappe à la contrainte de l’actuel, à la demande économique ou à la demande du divertissement est celle qui justement conserve et manifeste une fonction poétique », précise-t-il dans une interview. Souscrivez-vous à ces propos ?

Citation 10Pour vous répondre globalement sur la place de la poésie et les propos de Jean-Pierre Siméon, je vous dirai que la poésie a toujours été un genre marginal, car non-narratif, qu’il ne faut pas s’en étonner ni prendre des postures cléricales et palabrer sur la prétendue probité de la poésie, mais bien plutôt employer ses moyens à la diffuser ainsi qu’à la démocratiser, tout en restant exigeant. La poésie ne sauvera jamais le monde. Il serait temps de s’en rendre compte. Elle permet de le rendre plus habitable, peut-être.

L’attribution du Prix Apollinaire le 12 novembre dernier à Cécile Coulon pour son recueil Les Ronces (Le Castor Astral, 2018) [4], a suscité une vive polémique. Que pensez-vous des diverses réactions suscitées ?

Les polémiques occupent les polémistes. D’autres ont d’autres choses à faire. Créer ou prendre du plaisir, par exemple. Bravo à Cécile. Point barre.

Vous avez publié le 18 janvier dernier dans Diacritik une tribune intitulée « La haine de la poésie » que vous concluez en écrivant : « Édifier ou tapiner. Choisir son camp. » [5] Faut-il nécessairement choisir son camp dans le champ poétique actuel ?

Je ne pense pas qu’on choisisse son camp. On se met à écrire, et ce qu’on écrit nous situe dans une tendance qui nous rapproche de certains courants et individus. Je suis heureux de partager mes lectures avec des amis écrivains. Je suis heureux de pouvoir critiquer à ma guise, en privé, ce que je n’aime pas. Je suis heureux si ce que j’écris rend plus ou moins heureux d’autres personnes. « Choisir son camp » signifie pour moi se donner une ligne directrice. On ne peut pas se moquer du lecteur. On lui doit le respect et la qualité d’un texte travaillé. Pas un brouillon d’états d’âme griffonnés en toute hâte. Ce n’est peut-être pas populaire, mais c’est ainsi. La poésie, c’est très compliqué. La poésie exigeante. Si l’on peut s’y coller, il faut s’en donner les moyens. Et reconnaître qu’on s’est parfois loupé. Ou que tout n’est pas nécessairement publiable. Mais une nouvelle fois : en poésie, comme au temps des cénacles, on peut encore se forger de franches camaraderies.

Citation 11

De jeunes autrices et auteurs vous envoient leurs manuscrits (bien que vous ne soyez pas ni directeur de collection ni éditeur). Dans son numéro de février on peut lire sur la couverture du magazine Lire : « Génération(s) Houellebecq ». Avez-vous le sentiment d’appartenir, non à un courant (existe-t-il encore des courants littéraires ?), mais à une génération d’écrivain.e.s ?

Je suis juste un enfant du siècle. À vous de choisir lequel.

Prinyemps des poètes.pngDu 9 au 25 mars prochain aura lieu la nouvelle édition du Printemps des Poètes qui fêtera cette année ses 20 ans. S’agit-il pour vous d’un événement incontournable aujourd’hui ?

C’est l’occasion de donner un peu plus de visibilité à la poésie, de multiplier les actions, de sensibiliser les publics les plus éloignés. C’est une chance. Il faut la saisir et en remercier les initiateurs autant que les directeurs.

Vos tiroirs recèlent plusieurs manuscrits encore inédits. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

J’ai en effet une dizaine de manuscrits bouclés : romans, pièces de théâtre, recueils. Dans des genres et des styles tous différents. J’ai écrit cela en période d’hyperactivité, ces deux dernières années. J’en suis heureux, également, comme de ce que Poéticide m’a apporté, joies comme emmerdements. Les rencontres, surtout. Et les insultes !

Quels sont vos projets en cours ?

Revenir peu à peu à la vraie vie. Voyager, manger, profiter de mes amis, des êtres qui me sont chers, me soigner, aussi, et reprendre une activité professionnelle. Vivre avec des pathologies m’a paradoxalement permis d’écrire. Il est probable qu’en allant mieux, je cesse d’écrire. Tant mieux pour moi et pour vous. Et un chat ! Je voudrais un chat ! Et subtiliser un peu de bonheur au temps qui passe avant de trépasser.

Citations 12

Antonin Artaud disait qu’il écrivait pour les analphabètes, – étant entendu que pour est ici employé au sens de « à la place de ». Pour qui écrivez-vous ?

J’écris pour tuer. Le temps et d’autres choses.


Entretien réalisé par courrier électronique en février 2019. Propos recueillis par Guillaume Richez. Portrait de l’auteur en une © Julie Peiffer.

[1] Le comédien Jacques Bonnaffé a consacré une série de quatre émissions à Hans Limon sur France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/jacques-bonnaffe-lit-la-poesie/hans-limon-de-la-fleche-aux-grands-cieux4-14-poete-mort-ou-vif

[2] https://diacritik.com/2018/12/13/hans-limon-poeticide-est-un-roman-un-scenario-un-doigt-dhonneur-une-cale-a-commodes/

[3] Poète, écrivain et traducteur notamment de Rilke et Trakl. Ses traductions sont à découvrir sur son blog : https://lionel-edouard-martin.net/

[4] Notre recension à lire ici : https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2018/05/24/les-ronces-de-cecile-coulon/

[5] https://diacritik.com/2019/01/18/la-haine-de-la-poesie/


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