La Dévoration des fées de Catherine Lalonde

QR112_Devoration_C1_600dpiLa Dévoration des fées est un conte, et comme dans tout conte il est question de la famille, la « trâlée généalogique de grand-mamans mères filles martyres, femmes à suer la race […] avec les trois enfants adoptés ― JJ père précoce et son ti-cul adoré, et le mongol qui compte pour moitié ―, et les deux siens orphelins de père, et avec la p’tite fuck ça fait six, avec Blanche c’eût été sept » (p. 48).

Blanche, qui porte si bien son nom, à qui l’autrice réserve un fragment de sa page blanche, justement, pour évoquer son absence (pages 36, 44, 49, 83, 98), un morceau de page comme un linceul.

Une généalogie du mal donc, ― une lignée femelle maudite, visuellement brisée sur la page par l’absence de Blanche (p. 36), ― mais aussi une lignée de mâles (p. 55). Une famille donc, une hydre, un monstre à sept têtes (p. 67), une « trâlée cerbère » (p. 69).

La Dévoration des fées est un conte initiatique, avec sa « chair fraîche » de la p’tite et les « graaaaaaandes dents » de Grand-maman (p. 42), grandes avec sept a, pour rappeler les sept têtes de la trâlée. Et la « p’tite », avec l’apostrophe suspendue en l’air, accrochée au vide, comme une dent isolée dans une bouche de bébé.

La Dévoration des fées est un conte, et comme tout conte il est traversé par des visions d’horreur, dont celle-ci qui revient à plusieurs reprises, qui n’est pas sans rappeler les œuvres hallucinées de Francis Bacon : « Et son visage se retourne comme un gant jusqu’à n’être plus que lèvres […]. » (p. 89)

La Dévoration des fées est un livre-grimoire, un livre de magie noire, qui replonge le lecteur dans le bain de l’étonnement originel, primitif, ce plaisir pur du livre comme objet et du pouvoir incantatoire des mots, dits, écrits, lus, parlés, ainsi que l’aspect physique du langage, son articulation, sa mastication.

Écrire la chair, écrire la chair de la langue, avec du sang, plein la bouche, parler la bouche pleine de mots que l’on mâche : « […] un tout premier mot, premier ouï de sa vie, gravé Carabosse à même les vaguelettes intimes de l’os, une note, une seule syllabe qui pousse de l’occiput à ses lèvres, ce F primal aux branches arborisées de mère en fille […] » (p. 46). Le « premier mot, motcœur » dans « l’alphabet-mère » (p. 47).

Un parler primordial, antérieur au langage, brut : « C’est de la bouche ensuite que ça pourrit, dira Grand-maman. Ça se gâte au premier mot, au commencement du verbe […]. » (p. 45)

C’est le pouvoir magique des mots qui est évoqué dans La Dévoration des fées, les mots dits, les mots tus, tabous, à travers la malédiction et la prophétie plusieurs fois évoquées dans le texte (pages 48, 79, 80, 133) : « Car du langage viennent les prophéties, oui, et les interdits ; l’avant-nous, énorme. » (p. 12)

Ce parler brut, c’est celui de la langue des sorcières (p. 124), une langue épaisse, une parole que l’on peut toucher, pétrir, mâcher, une parole qui a de la mâche, dans la « bouche usée » (p. 30) de Grand-maman. La « dévoration cannibale » (p. 123) : ce qui est dévoré c’est le langage lui-même.

Le phrasé singulier de Catherine Lalonde a du corps, il a du cœur, c’est une pulsation, un battement cardiaque. Il épouse une rythmique free jazz, s’affranchissant parfois des règles de syntaxe : « Où est la faille qui fait l’adulte fin de la joie ? » (p. 73).

L’écrivaine n’explore pas seulement l’aspect rythmique de cette langue de sorcière, elle joue aussi de ses sonorités âpres, comme une chanteuse de scat, cette forme de jazz vocal dans laquelle les onomatopées tiennent lieu de paroles : « Elle a treize ans, la p’tite, et son premier motcœur sonne clair, son premier mot, vrai d’amour. Non. Non. Et qui vivra saura, qui saura verra et que vivrai verrue. » (p. 82)

Les dernières paroles « prophétiques » de Grand-maman (p. 133), regroupées en strophes, dessinent sur les pages blanches des ailes légères (p. 134 sq), celles d’une fée, ou d’un papillon comme pour évoquer la lente métamorphose de la « p’tite », tour à tour bébé-larve, fille-chrysalide, et femme-papillon.

La Dévoration des fées est un livre-sortilège envoûtant, porté par une langue irriguée, innervée, dans laquelle la phrase vit, vibre, où la langue tremble. Ce n’est ni le laid ni le beau que cherche Catherine Lalonde, c’est la vie, l’énergie primitive, le plaisir originel, l’étonnement de la découverte du premier mot dans une bouche sans dents.

Contrairement à nombre d’ouvrages, pourtant dénués d’écriture, que l’on veut à tout prix nous vendre comme autant de chefs-d’œuvre, La Dévoration des fées est l’œuvre singulière d’une véritable écrivaine, une poétesse à la voix unique. Une grande magicienne.


La Dévoration des fées de Catherine Lalonde, Le Quartanier, septembre 2017


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