Les Échappées de Lucie Taïeb

Couverture 4Après Safe (L’Ogre, 2016), son premier roman, l’écrivaine et poétesse Lucie Taïeb entrecroise dans Les Échappées, deux récits, une fiction politique, une dystopie, un récit-monde, et un second récit, ― ou plutôt un contre-récit ―, plus intimiste.

Oskar (un clin d’œil au personnage du Tambour de Günter Grass) et sa sœur habitent avec leurs parents au bord d’une voie de chemin de fer désaffectée. Un été, le jeune garçon s’éprend de Corinne.

« La fille apparaît une après-midi, silhouette précise dans la brume de chaleur estivale, tête toujours penchée vers quelque mystère du sol, avançant comme absente d’elle-même. On sait d’emblée qu’elle n’est pas d’ici, simplement à son air, sa manière de se tenir, penchée, comme si on ne le regardait pas. Plus tard, elle dit son nom, Corinne, qui rappelle le museau frémissant et humide, la douce fourrure, le cœur rapide du petit lapin qu’on nomme aussi conil.

En été Oskar la contemple, yeux mi-clos ou grands ouverts ― mais toujours par en dessous. » (page 17)

En contrepoint de ce contre-récit, Lucie Taïeb décrit une société entièrement vouée au travail et à l’asservissement des esprits et des corps, sous le coup d’une menace qui est sur le point d’advenir et que seule Stern ose défier à la radio.

« Au pays de la menace, Stern (comme étoile) est une héroïne placide. Elle n’a pas les yeux brillants, elle n’a pas d’espoir, elle ne porte aucune révolution sous le bras, elle n’a pas d’ailes immenses repliées dépliées repliées. C’est une héroïne. Elle est placide. » (p. 15)

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Les Échappées est un texte riche, polysémique. Nous pourrions évoquer tant la figure du cadre du service de vigilance, « l’homme gris », chargé de « détecter toute activité inhabituelle, tout comportement numérique déviant » (p. 51), que celle de Stern qui n’est pas sans rappeler à la fois Œdipe à la fin de sa vie et Cassandre qui a le don de lire l’avenir (p. 146). Cependant, Lucie Taïeb donne pleinement la mesure de son talent dans les pans narratifs centrés sur le personnage d’Oskar dans lesquels ce n’est pas tant le récit (ce qui est raconté) qui est subversif que la langue en soi.

« C’est à cet instant précis de la géométrie des trajectoires qu’une ligne imprévue se tend. Les enfants et le père avancent vers la maison, tandis que Corinne passe, elle, par-derrière, pour rejoindre le lieu où elle vit, hors cadre, complètement. Tous sont en mouvement, les mouvements comme tracés d’avance, et ce qui s’échange, inattendu, en quelque sorte, quoique parfaitement naturel, compte tenu de leur âge respectif, c’est un regard, intrigué, entre Corinne et la jeune sœur. […]

Tout se suspend, un instant, à ce regard, parce que l’histoire s’ouvre complètement sur ce regard, que tout le monde perçoit […]. » (p. 31)

« l’histoire s’ouvre complètement sur ce regard », écrit Lucie Taïeb. Soulignons l’importance du regard et de son corollaire, à savoir la perception, une des clés d’interprétation des Échappées. Esse est percipi aut percipere (« Être c’est être perçu ou percevoir »), selon la formule du philosophe George Berkeley. Oskar a vu Corinne. Il a vu Corinne et sa sœur. Il a vu le meurtre. Or, non seulement la scène du meurtre est niée par l’entourage du garçon, mais l’existence même de sa sœur et de Corinne est catégoriquement réfutée.

Or, nier jusqu’à l’existence de Corinne et de la sœur (les sujets perçus), a pour conséquence d’altérer le sujet percevant lui-même. Ainsi, Oskar voudra par la suite se faire appeler « Askaro », « Raskos » ou encore « O. » (p. 78).

Dans l’extrait cité supra, arrêtons-nous sur ce « hors cadre » et « Tous sont en mouvement ». Les notions de cadre et de hors cadre appartiennent autant à la peinture qu’au cinéma, mais celle de mouvement relève exclusivement du cinéma. On pourrait dès lors penser que la voix qui s’exprime dans le phéno-texte décrit une image (celle d’un souvenir, une sorte de flashback). Cependant, l’écriture de Lucie Taïeb s’aventure bien au-delà.

« C’est alors qu’au bord de l’eau, la barque vacille. Le père d’Oskar tient la rame, et il y a au fond de la barque un corps chaud et blotti, une robe d’été, un sommeil enfantin, il y a ce que nous ne saurons jamais. Les images sont floues, ou peut-être avons-nous fermé les yeux au moment décisif, ou alors nous n’y étions pas et le seul témoin n’a rien pu dire de cohérent, le souffle coupé par l’effroi, les bribes de phrases laissant seulement entendre sa propre peur, sa propre impuissance, et ne permettant pas de reformer un récit clair et univoque de ce qui s’est passé. » (p. 24)

« Les images sont floues, ou peut-être avons-nous fermé les yeux au moment décisif », écrit l’autrice. Ce regard-caméra qui échoue dans la mise au point renvoie à l’esthétique à l’œuvre dans ce texte : l’écriture de Lucie Taïeb est cinétique en ce sens qu’elle est la transcription d’un mouvement.

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Cette écriture du mouvement, ou plutôt écriture en mouvement, se compose d’image-mouvement et d’image-perception, ― pour reprendre la terminologie employée par Gilles Deleuze [1].  La séquence du rêve d’Oskar est à cet égard significative :

« L’eau se retourne sur nous et je ne vois plus rien, tout se brouille, mes poumons s’en emplissent, ce n’était pas un mouvement brusque, ce n’était pas chavirer, c’est l’eau qui a changé de côté, là où devrait se trouver le ciel l’eau, et là où l’eau, je m’y enfonce, on tirera de cette mare mon corps sans vie, souillé de glaise, ces parfums profonds ces relents troubles, mon corps souillé de la mare, il lui propose et lui refuse, yeux et poumons pleins d’eau, puis retourner la suivre, le froissement de la broussaille sèche, tandis qu’au loin le rythme régulier de la rame au son duquel peu à peu, allongé au soleil, les yeux fichés sur les jambes de Corinne dont il convoque l’image à loisir, il sombre dans un sommeil épais. » (p. 38)

On pourrait supposer que l’image-perception subjective serait l’équivalent du discours direct, tandis que l’image-perception objective serait le discours indirect. Cependant, dans L’Expérience hérétique (Payot, 1976), Pier Paolo Pasolini considère que l’essentiel de l’image cinématographique ne correspond ni au discours direct ni au discours indirect mais au discours indirect libre. Dès lors il n’y aurait pas mélange entre deux sujets d’énonciation, dont l’un serait le rapporteur et l’autre le rapporté (chacun appartenant à un système distinct), mais « différentiation de deux sujets corrélatifs dans un système lui-même hétérogène », comme l’écrit Gilles Deleuze (L’Image-mouvement [1]).

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Dans la séquence du rêve d’Oskar, Lucie Taïeb ne décrit pas simplement la vision du personnage, elle invente une sorte de méta-narrateur, créature hybride, à travers le regard duquel la vision initiale non seulement se transforme mais surtout se réfléchit, revenant ainsi, in fine, au dernier regardant, à savoir le lecteur : là est la dimension proprement subversive à l’œuvre dans Les Échappées.

L’autrice va au-delà du subjectif et de l’objectif pour tendre vers une forme pure, presque abstraite, érigée en vision autonome du contenu. Le lecteur se trouve ainsi placé au centre de l’œuvre, pris dans une dialectique entre l’image-perception et une écriture (conscience) qui la transforme. Comme dit Pierre Soulages : « Celui qui regarde ma peinture est dans ma peinture. » [2]

L’image-perception réfléchit son contenu dans le texte qui devient dès lors autonome. L’image-perception, en devenant ce que Pasolini appelle « la subjective libre indirecte », est alors une réflexion de l’image dans une conscience poétique.

« Écrire n’est pas représenter. On ne recherche pas une adéquation avec une supposée réalité objective, mais des effets de réels qui relancent et la vie et la pensée, déplacent les enjeux du monde, les font rebondir plus loin, ailleurs et autrement », écrit le poète Frank Smith.

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Le réel peut exister dans l’œuvre littéraire, non dans la représentation (la mimèsis), mais dans le mouvement. La pensée naît de ce mouvement, de ce va-et-vient entre le texte et le lecteur.

« […] ce n’était pas là l’œuvre des hommes, mais celle du réel lui-même ; se révoltant contre toutes les monstruosités, toutes les lâchetés ; le réel, exaspéré, bouleversant ses propres structures, à rebours du possible, laissant advenir l’aberration, reflet des cruautés sans fin, de la destruction permanente des hommes par les hommes, dont il est le théâtre. » (p. 171)

Le récit dystopique, qui intervient dans le roman en contrepoint, montre l’effondrement du discours de la classe dominante, sa dissolution dans le mouvement de l’écriture. L’écriture-mouvement (cinétique) est un espace-temps, une esthétique radicale qui permet également de s’interroger sur la matérialité de la langue (une démarche qui n’est pas sans rappeler le matérialisme d’Olivia Rosenthal ou l’écriture objective de Céline Minard [3]). Le langage devient ainsi son propre matériau, ― sujet et objet.  

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La phrase est travaillée à l’extrême. Je pense à la superbe phrase-séquence qui se déploie pages 52-53, un flux parataxique anxiogène qui commence ainsi : « On dit qu’une horde, mais ils n’étaient pas plus de cinq ou six, garnements, gars et garces du voisinage, leur violence, se jetant sur elles ou leur jetant des cailloux, tout ce qu’ils avaient sous la main, de fureur, mais il faut davantage, sur-le-champ s’en saisir » (p. 52). La violence de la scène fait imploser la syntaxe, la brutalité transparaît dans la structure même de la phrase.

« J’ai une maladie : je vois le langage », écrivait Roland Barthes et je ne peux m’empêcher de penser que Lucie Taïeb, écrivaine et poétesse, souffre de la même affection. L’écriture en mouvement à l’œuvre dans Les Échappées n’est pas sans lien avec le proto-langage (ou langue primitive) de La Dévoration des fées de Catherine Lalonde [4], ni avec l’écriture réflexive du méta-roman de Jakuta Alikavazovic, La Blonde et le bunker [5].

Dans un entretien accordé à Diacritik [6], l’autrice explique : « Stern, c’est l’étoile et la recherche d’une rédemption, et la racine de cette quête est sans doute aussi liée à la poésie d’Ingeborg Bachmann, qui cherche toujours ce point lumineux à l’horizon, de ‘‘l’autre côté’’, qui tend vers une utopie qui ne pourrait advenir que dans et par le langage. »

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« une utopie qui ne pourrait advenir que dans et par le langage », on se saurait mieux résumer la pensée de l’écrivaine et poétesse. L’écriture cinétique de Lucie Taïeb fait émerger dans ses belles Échappées une conscience poétique, prémices d’un éveil salutaire de la conscience politique qui viendra[it] dynamiter l’effondrement de nos sociétés.


Lucie Taïeb, Les Échappées, L’Ogre, septembre 2019

[1] Gilles Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1, collection Critique, Minuit, 1983 ; L’Image-temps. Cinéma 2, collection Critique, Minuit, 1985

[2] https://www.franceculture.fr/entretien-avec-pierre-soulages

[3] https://chroniquesdesimposteurs.com/bacchantes-de-celine-minard/

[4] https://chroniquesdesimposteurs.com/la-devoration-des-fees-de-catherine-lalonde/  

[5] https://chroniquesdesimposteurs.com/la-blonde-et-le-bunker-de-jakuta-alikavazovic/

[6] https://diacritik.com/lucie-taieb-ou-fuir-suffit-ne-suffit-pas/


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