Pièce centrale d’un triptyque amorcé en 2018 avec Points de non-retour [Thiaroye], Points de non-retour [Quais de Seine] revient sur la sanglante répression policière du 17 octobre 1961 contre des Algériens qui manifestaient pacifiquement à Paris. La dramaturge et metteure en scène Alexandra Badea poursuit ici son exploration des récits manquants de l’Histoire de France après l’évocation du massacre des tirailleurs sénégalais en 1944. Dans cette nouvelle pièce, créée lors de la 73ème édition du Festival d’Avignon, la dramaturge aborde à nouveau les fantômes du passé colonial français [1].
Dans la mise en scène de l’autrice, un double dispositif scénographique délimite deux espaces, l’un au premier plan où évolue Nora (personnage qui apparaît déjà dans [Thiaroye], ― rôle tenu par la comédienne Sophie Verbeek) et son thérapeute (Kader Lassina Touré), et un second en arrière-plan, légèrement flouté derrière un voile de tulle, qui représente l’espace mental de Nora, un autre espace-temps dans lequel apparaissent Irène (Madalina Constantin) et son amant Younès (Amine Adjina), une ouverture vers l’inconscient de Nora, vers le souvenir, le fantasme, le cauchemar.

En guise de prologue (non transcrit dans le livre), Alexandra Badea se met elle-même en scène au début de la représentation, assise à sa table de travail face au public, tapant un texte qui s’affiche sur un grand écran.

La première scène montre Nora qui est hospitalisée et le thérapeute qui la soigne. La jeune femme parle de ses rêves (un couple qui fait l’amour) et le spectateur voit le couple, ― Irène et Younès ―, derrière le voile de tulle.
Il faudra un long et douloureux travail d’analyse pour que Nora comprenne qu’Irène est sa grand-mère et Younès son grand-père : passé et présent sont ainsi représentés sur scène, un passé tragique qui fait irruption dans le présent de Nora, le fragmente.
Comme dans son cycle de textes Pulvérisés, Je te regarde, Europe connexion, et Extrêmophile [1], Alexandra Badea place le lecteur et le spectateur dans l’intériorité de son personnage. On suit les mouvements intérieurs de Nora, le flux de ses pensées.
La structure très travaillée du texte fait alterner, sans aucun temps mort, les séquences entre Nora et le thérapeute et celles avec Irène et Younès. Cette structure renforce la tension dramatique qui va crescendo.
Si l’œuvre de Bernard-Marie Koltès est toute entière traversée par le désir, le théâtre d’Alexandra Badea est avant tout un théâtre du corps, voire du corps-à-corps [3], le corps des victimes en premier lieu, « ces corps jetés dans la Seine qu’on n’a plus jamais retrouvés », tels qu’évoqués par Nora (page 67), « des corps en dehors de l’Histoire » (p. 52).
Le thérapeute va peu à peu guider Nora sur les traces de son histoire personnelle, évoquant ce « corps ancré dans une mémoire » (p. 73), puis ces « morts [qui] nous parlent », ceux qui « ont laissé leurs paroles dans le corps des vivants » (p. 81).

Grâce à l’analyse, Nora pourra se délivrer du poids du secret, contrairement à son père, l’enfant d’Irène et de Younès. Dans un beau passage, Nora évoque la figure paternelle, corps souffrant, figure récurrente dans l’œuvre de la dramaturge du pater dolorosa : « Personne n’a pu sauver mon père. Ce silence l’a bouffé petit à petit. À la fin il n’était qu’une plaie ouverte. C’est comme si son corps donnait enfin une forme à sa douleur. » (p. 60)
Si la dramaturge se documente beaucoup avant d’écrire, son théâtre n’est ni documentaire ni frontal : « Pour comprendre ce que je suis en train de lire ou de voir d’une manière organique j’ai besoin d’imaginer des histoires intimes. À chaque fois quand je lis quelque chose qui me bouleverse dans un essai je vois la vie des gens qui ont été pris dans ces événements ou ces situations. L’imaginaire se déclenche naturellement je n’ai pas besoin de le provoquer. Peut-être est-ce une manière de comprendre les choses par l’intérieur, par le sensible. Il y a des histoires et des personnages qui restent et qui me poursuivent, je reconnais des choses de moi-même en eux et j’ai alors besoin d’écrire sur tout ça. Mais je me pose aussi la question de ce que je veux transmettre aux gens qui vont écouter ces histoires. Il me faut toujours trouver un point de convergence. » [4]
L’écriture d’Alexandra Badea est dénuée de fioritures, de sophistication clinquante, sans faux-semblants. Elle ne s’inscrit pas non plus dans une démarche esthétique de l’épure pour l’épure. Chaque mot est pesé, pensé, le rythme des phrases épouse une respiration naturelle que les acteurs ne forcent pas :
« NORA : C’est […] une sensation d’effacement. Comme si j’occupais un corps qui ne m’appartient pas. Un corps inconnu. Ou comme si quelqu’un d’autre occupait mon corps entièrement. Comme si ma vie était écrite par d’autres mains. » (p. 18)
L’écriture pour Alexandra Badea est un exutoire à la violence du monde qui lui permet d’évacuer des sujets qui lui pèsent en leur conférant une dimension politique, visant une prise de conscience des spectateurs et des lecteurs.

Une réflexion sur “Points de non-retour [Quais de Seine] d’Alexandra Badea”