Festival Poésie moteur

Les 9 et 10 avril se tient à Tournai, en Belgique, la 6ème édition du festival Poésie moteur [1], un festival unique en son genre, organisé par Hugo Fontaine, Camille Nicolle [2] et Bertrand Bostaille, dont chaque nouvelle édition se déroule dans un lieu inoccupé, en plein cœur du piétonnier, là où la poésie sous toutes ses formes réinvestit, le temps d’un week-end, des espaces désertés pour faire découvrir des voix, des langues, des regards, et le partager. L’occasion de nous entretenir avec plusieurs artistes, poétesses et poètes invité·e·s.

En découvrant la programmation de cette 6ème édition, avez-vous perçu un lien fort entre les différentes personnes invitées ? Ou pensez-vous qu’il s’agit avant tout de montrer la diversité de la scène poétique actuelle ?

Emanuel Campo : Il y a deux personnes que je connais parmi les invités : Antoine Gallardo mon éditeur, et Luke Askance avec qui j’ai collaboré et suis parti plusieurs fois en tournée il y a une douzaine d’années sur d’anciens projets, mais c’est un heureux hasard de nous retrouver programmés dans le même festival.

Fantazio : Je suis peut-être balancé, catapulté, parachuté comme Juppé dans les îles maudites du sud caraïbes, à chaque fois je tombe dans des réseaux très éloignés les uns des autres dans mon travail ; je ne peux donc pas parler de liens — que je découvrirai comme une fleur qui s’ouvre en venant à Tournai — entre les différentes personnes invitées, poétesses, poètes, performeurs, lectrices et lecteurs.

Farah Chamma : Je garde la surprise. J’aimerais découvrir la réponse à cette question sur place.

Poésie moteur accorde une grande place à la musique, et certain·e·s invité·e·s sont chanteuses, chanteurs et muscien·ne·s. Depuis quelques années de nombreuses lectures données en public sont musicales. On pourrait même parler d’un certain effet de mode. Est-ce qu’il n’y a pas là un risque de laisser penser qu’un texte poétique seul ne suffirait pas ? Qu’il manquerait à l’œuvre poétique une dimension pour tenir seule sur scène ?

F. Chamma : Je comprends de plus en plus le mélange poésie-musique comme un genre en soi. Il ne s’agit pas de texte poétique accompagné de musique, mais d’une forme d’expression unique entre ces deux formes compatibles. C’est une forme que je découvre de plus en plus dans mon travail, surtout avec le duo, Chamæleon [2] dont je fais partie. 

F. Yvert : C’est moins chiant avec de la musique ? Surtout le soir ?

Ça passe mieux ?

La poésie qui est dans les livres se lit (on lit soi-même le livre).

Celle qui s’écoute n’est pas tout à fait la même ?

C’est un travail complémentaire ?

C’est moins anachronique ?

Fantazio : La musique peut aussi toute seule être plus poétique qu’un texte, la poésie c’est ce qu’on projette, la force de la projection singulière intérieure sur quelque chose, on peut même parler de fantasmes, de quiproquo, d’idées fausses, même les a priori sont farcis de poésie. Donc elle n’est pas spécialement contenue dans un texte, je crois, plus que dans une simple situation, spectaculaire, publique ou non.

E. Campo : Il n’y a pas d’effet de mode. Les effets de mode n’existent pas. C’est regarder un phénomène dans un miroir déformant. Le terme contient plus une opinion qu’une réalité. Je ne pense pas qu’il faille aborder la question de la lecture musicale avec l’hypothèse qu’il manquerait quelque chose au texte poétique.

La lecture musicale est une proposition artistique en soi. C’est juste autre chose. L’auteur d’un texte propose son écriture. Lorsqu’il lit ou déclame son texte, il rajoute une nouvelle écriture, celle de l’interprétation ; puis s’ajoute celle de la mise en scène, puis celle de la musique… Le texte n’est plus l’unique élément, c’est tout. C’est agréable de danser et de remuer la tête. On a aussi un corps. Un festival n’est pas là pour reproduire le coin lecture de notre bibliothèque ou nous faire revivre nos sensations de lectures silencieuses le soir avant d’aller dormir.

Voir dans les programmations actuelles davantage de lectures musicales aujourd’hui, c’est l’évolution naturelle de nos pratiques culturelles et artistiques. La pluridisciplinarité est une norme. C’est la réalité même des arts vivants contemporains. Aujourd’hui, il y a mille manières de recevoir des œuvres, d’en fabriquer, de pratiquer des disciplines, de proposer de l’art. Ajoutons à cela que la société numérique rend tout cela visible à l’excès, ce qui crée sans doute un « effet de mode ». Y a des gens qui viennent à l’écriture par le biais de la musique, d’autres de la scène, d’autres de la rue, d’autres par les arts numériques… La poésie c’est pas une politique d’assimilation, donc chacun propose une forme qui découle de son parcours artistique.

Aujourd’hui, quand t’es programmateur, t’es forcément habité par toute cette contemporanéité, par toutes ces différentes formes d’art qui animent notre quotidien, alors c’est normal de proposer des formes différentes pour nourrir son festival. Et ce n’est pas céder à la facilité que de s’intéresser à la musique. Je trouve ça au contraire plus facile de se conforter dans des formes habituelles maintes et maintes fois éprouvées dans le temps.

Je pense que c’est malin de multiplier les formes et propositions car cela crée une diversité, et donc de la pensée, et donc favorise la présence de divers publics. Plus il y aura de lectures musicales, plus il en découlera une exigence. D’autres projets et vocations scéniques naîtront. Car le but, quand on propose une forme publique (une lecture, un spectacle…), c’est de ne pas oublier le public. On n’organise pas un événement pour les artistes, on l’organise pour la population, pour passer un moment convivial et exigeant. En assistant à une lecture musicale, je ne cherche pas forcément à y trouver LA poésie, ou à revivre mes impressions de lecteur. C’est du spectacle vivant. Je sors de chez moi, je me déplace pour passer un moment divertissant et rencontrer du monde, et me faire bousculer par des artistes dont j’achète des livres pour — parfois — rencontrer la poésie, seul, plus tard, tranquillement chez moi.

Deux ans après le début de la pandémie de covid-19, qui a eu de nombreuses répercussions jusque dans le domaine culturel, y compris dans le milieu de la poésie, avec des annulations de festivals, de salons, de résidences, d’ateliers, et des publications reportées, avec toutes les pertes consécutives de revenues que l’on sait pour nombre d’entre vous, diriez-vous que votre écriture, votre geste et votre parole poétiques, ont changé depuis lors ? Que les poétesses, poètes et artistes que vous êtes ne peuvent plus écrire ni créer comme auparavant, ni performer sur scène de la même manière ?

F. Yvert : Moins postillonner ?

E. Campo : Ça n’a rien changé pour moi. Je participe à plusieurs aventures collectives qui ne dépendent pas du réseau des structures culturelles accueillant du public. Les festivals et les théâtres étant fermés, nous avons pu mener des projets en lien avec d’autres établissements (scolaires, structures d’insertion, de soins…). Les artistes n’ont pas arrêté de travailler. Et certains ont réussi à créer et diffuser en dehors de leurs réseaux habituels. Concernant l’écriture en elle-même, rien n’a changé pour moi. J’ai toujours les mêmes projets en tête. L’actualité ne défait pas mes obsessions d’écriture.

F. Chamma : Il me semble qu’il y a plus de silence en moi et dans ma vie. Les annulations d’événements étaient chiantes mais m’ont fait réfléchir à mon travail hors de ces médiums. Ma poésie, de quoi s’agit-il si elle n’est pas partagée dans un festival ? J’ai même décidé de quitter les réseaux sociaux pendant la pandémie pour mieux pouvoir répondre à cette question.

Fantazio : On avait dit, beaucoup de personnes avaient dit, avec cet isolement qui renforçait la mise à l’œuvre de l’éloignement des corps entre eux, que la situation nouvelle, le plafond qu’elle montrait, le plafond absolu, allait nous emmener tous vers des transformations certaines, puis la pandémie calmée, j’ai surtout observé des réflexes de vérification hystériques que tout ce qui avait été en place, le resterait toujours, vérification des plates-bandes et verrous sur les portes.

Mais c’est en profondeur et en lenteur que les choses se sont modifiées, de manière invisible, peut-être que pour certains, les boîte à outils d’expression des choses s’est retrouvée ouverte avec moins de camouflage, moins de pincettes imposées en sourdine par les ères libérales, c’est l’inhibition qui a été attaquée, mais est-ce que tout le monde trouve les moyens de crever les abcès ?

Dans mon cas, c’est la mort de mon père, chevauchant la pandémie, qui m’a remis le corps en place.

L’une des particularités du festival Poésie moteur me semble être la volonté très marquée de Camille Nicolle, Hugo Fontaine et Bertrand Bostaille, d’accueillir le public le plus large possible, en essayant d’attirer des personnes a priori peu intéressées par la poésie, où qui se font une idée fausse de ce qu’est la poésie actuelle. Est-ce important pour vous de lire et de performer devant un public, disons, « non-averti » ?

E. Campo : Évidemment ! Et ils ont raison. D’ailleurs j’adore leur charte graphique (l’identité graphique d’un festival c’est quand même super important pour donner envie de venir quand on n’y connaît rien) et tout ce qu’ils ont mis en place à Tournai : diffusion de textes audio, affichages de poèmes en posters… Mais je ne plongerai pas dans la démagogie du « tout public absolument » non plus. Y a des gens qui ne s’intéressent pas à ce qu’on fait car ils ont d’autres centres intérêts. N’oublions pas que la poésie est presque une culture en soi, puisque 90 % des gens qui en lisent en écrivent. Ce qui compte c’est la diversité. Toujours.

Bien sûr que d’échanger avec des personnes averties va te faire progresser sur tel ou tel aspect. Je suis forcément tiré vers le haut par des personnes plus initiées ou pointues que moi. Mais en vrai, le plus important, c’est la vie. On n’est heureusement pas entourés sept jours sur sept par les abonnés à la poésie. Les retours les plus importants sont de celles et de ceux qui te disent qu’ils ont tiré quelque chose de ta lecture alors qu’ils ne s’attendaient pas à ce qu’ils ont entendu. Ça veut dire que t’as bien bossé. Il faut lire pour tout le monde, pas seulement pour les trois personnes qui auront compris ton name-dropping. Le sujet c’est comment créer un événement ou écrire sans dominer l’autre, sans être intimidant.

Si de nouveaux spectateurs non-acquis à la cause sont au rendez-vous, c’est plus une victoire pour l’organisateur que pour moi. En tant qu’auteur, je ne travaille pas pour être accessible et pour plaire. Je travaille pour être précis et montrer ce qui me plaît.

Votre question pose la réalité plus large de l’action culturelle et du développement des publics dans le secteur de la poésie, au-delà même de l’activité du festival Poésie Moteur. Les festivals et les structures de poésie sont des médiateurs. C’est à eux de permettre l’accès. Ce n’est pas à la poésie d’être accessible ou aux auteurs d’écrire de la poésie accessible. J’entends régulièrement la notion de « poésie accessible ». Je trouve que ce terme efface les notions d’esthétique et de choix artistiques. Une poésie ne doit pas être plus valorisée qu’une autre par sa capacité à rassembler ou à être accessible. Elle doit être décrite en fonction de ce qu’on voit des choix artistiques pensés par l’auteur. L’accessibilité est plus une question culturelle et sociologique qu’une question artistique. Si on se limite à programmer ou à chroniquer majoritairement de la poésie maladroitement qualifiée « d’accessible », on ne se limite à parler qu’à un cercle de personnes ayant les mêmes références culturelles ; on risque de marginaliser des écritures plus complexes ou différentes, celles-là-même qui participent à nourrir en amont le reste des écritures d’aujourd’hui. Alors oui pour lire devant tous les publics, mais pas en défaveur de formes artistiques plus déroutantes, aventureuses ou exigeantes. Tout peut cohabiter si on a les moyens et les compétences en médiation.

À titre personnel, j‘aimerais qu’on arrive à ce que le secteur de la poésie se structure et s’institutionnalise davantage pour penser plus loin ces questions. J’entends par là qu’il devienne plus professionnel et doté de moyens de production, de diffusion et de développement, afin de penser le développement des publics et la médiation. Il ne suffit pas d’avoir de bonnes propositions artistiques pour qu’artistes et publics se rencontrent. Actuellement, on a le principal : puisqu’on ne fait pas carrière en poésie, on est entre passionnés. On apprend sur le tas, on fait comme on peut, on cumule les casquettes, on monte nos associations. Mais le manque de moyens et la non professionnalisation font qu’il nous manque certaines compétences et métiers. Auteurs, éditeurs, libraires, festivals, maisons de la poésie, agences du livre… il existe entre tout ça pléthore de métiers qui comptent dans le développement médiatique d’une discipline. Je pense à la façon de concevoir et de penser l’action culturelle et la communication. Aujourd’hui, on souffre d’une réalité structurelle qui fait que ces missions sont tenues par des mi-temps ou des personnes qui cumulent plusieurs postes, ou par des jeunes en début de carrière qui manquent parfois d’expérience sur ces questions. Une pensée d’action culturelle exigeante existe, des professionnels peuvent être formés à ces questions comme dans le milieu du théâtre, mais on manque de moyens : ce n’est pas la ligne budgétaire qu’on flèche en premier car il y a d’autres priorités pour qu’une structure fonctionne un minimum.

Une lecture en public, une rencontre avec un auteur, un atelier de création ou un atelier d’expression, un festival n’ont pas les mêmes fonctions et ne découlent pas des mêmes problématiques. Ça se pense, autant avec les artistes qu’avec les personnes compétentes. On ne peut pas impunément envoyer les artistes au charbon dans l’espoir de sauver la culture et d’intéresser davantage les gens à la poésie.

Fantazio : Oui tout public non averti donne un sens décuplé à toute recherche, c’est très puissant et encourageant de savoir des personnes qui cherchent à ne pas laisser l’entre-soi et les spécialistes former des tas loin des zones diverses. Les publics qui vous connaissent déjà peuvent vous enfermer, vous circonscrire, et vous tuer, puisque par habitude on veut que celui qu’on voit en public et qu’on aime déjà reste le joujou inamovible qu’on avait aimé en le sortant de la boîte. Ceux qui ne connaissent pas enrichissent les regards, dans tous les sens. Il n’est pas question d’intellectuels, cultes ou pas, il est question de nouveaux regards, tous les milieux ont des tics très agréables à défaire. Toute situation qui réunit plusieurs âges, plusieurs genres de vie, est à nourrir tant et plus.

F. Yvert : Sortir la poésie (et l’art en général, et le reste…) des idées reçues, c’est essentiel

Que la poésie ne soit pas un délit d’initié·e·s.

Partager un moment qui sort des habitudes

La poésie c’est pas du luxe.

Le poétique est aussi politique.

Dans quel état d’esprit abordez-vous ce festival ?

E. Campo : J’ai hâte de rencontrer les organisateurs après deux ans de reports et de rencontrer les autres invités. Et puisque c’est ma première fois en Belgique, j’espère enfin gouter les frites aux deux cuissons.

F. Chamma : Avec beaucoup de joie et avec un grand désir de partager des textes, des câlins, des clopes, et trinquer.


Entretien réalisé par courrier électronique en mars et avril 2022. Propos recueillis par Guillaume Richez. Portraits de Farah Chamma et Fabienne Yvert © DR. Portrait d’Emanuel Campo © Mathilde Campo. Portrait de Fantazio (recadré) © Bernard Boccara. Affiche créée par Camille Nicolle et Chloé Vargoz.

[1] La programmation complète est à découvrir ici : https://www.poesiemoteur.org/

[2] À lire, notre entretien avec Camille Nicolle et Hugo Fontaine paru lors de la 4ème édition du festival : https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2020/09/14/entretien-avec-hugo-fontaine-et-camille-nicolle/

[3] https://www.youtube.com/watch?v=rBCRFGnre6Q


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