Entretien avec Sébastien Wespiser

32938325_10215912875405605_1145715382707814400_n

Rendez-vous est pris à 9h30 depuis quelques jour avec Sébastien Wespiser, cofondateur avec Nadège Agullo des éditions Agullo qui fêtent leurs deux ans d’existence ce mois-ci. Il y a de la rondeur dans sa voix, de l’humour et de la chaleur, notamment quand il me remercie pour l’interview de Valerio Varesi (1) grâce à laquelle il a appris des choses sur son ami. Confession d’un enfant du livre au siècle du tout numérique.

Comment avez-vous découvert les romans de Valerio Varesi (2) ?

La trajectoire de la création d’une maison d’édition, comment et pourquoi on trouve des auteurs, c’est multiple. Il y a mille façons, et c’est ce qui fait le sel de l’histoire de l’édition. Valerio nous a été amené par sa traductrice qui l’avait lu en italien. Le rebond pour que cela arrive dans les mains de mon associée Nadège, je ne sais pas exactement comment cela s’est passé.

Valerio avait été proposé à des tas de maisons d’édition par des canaux plus traditionnels d’agents. La France est le dernier pays de traduction de Valerio qui avait déjà été traduit en allemand, en anglais, en castillan, en catalan, en turc, en hollandais, en polonais, etc. Et bizarrement, – ce sont les hasards de l’édition, il n’avait jamais été traduit en français, ce qui explique que l’on prend le train en route avec énormément de retard puisqu’il a publié beaucoup plus de titres en Italie que nous n’en avons traduits.

Cela fait partie de ces chemins tortueux d’un pays à un autre, le hasard des rencontres. Évidemment quand on rencontre un texte, une histoire, de cette qualité, et par la suite quand on rencontre un être humain comme Valerio, eh bien on s’engage dans une aventure pour quelques années… 

Dans l’interview que Valerio Varesi a récemment accordée sur notre site, il expliquait en effet que c’était ses deux traductrices, Florence Rigollet et Sarah Amrani, qui avaient cherché un éditeur en France. Pourquoi avoir publié le quatrième roman de la série consacrée aux enquêtes du commissaire Soneri, plutôt que le premier ?

Il y a deux raisons fondamentales. Il y a une raison pratique : c’est que si on avait commencé par le premier, nous aurions perdu trois ans et accentué le décalage entre les publications italiennes et les publications françaises. Le treizième titre des aventures du commissaire Soneri va paraître en Italie. Nous en avons publié trois jusqu’à maintenant, et un quatrième l’année prochaine. Ça, c’est une première raison.

La seconde raison, que je qualifierais de « technique », c’est qu’à partir du quatrième titre Valerio bénéficie de l’aide d’une éditrice absolument formidable, et donc ça se ressent dans ses textes, dans la complexité et dans son écriture. Ce qui fait qu’à partir du Fleuve des brumes son écriture est plus resserrée, d’une qualité supérieure, suite à son dialogue avec son éditrice. Et donc on a enclenché une collaboration avec une maison d’édition. Parce que si on a créé dans la langue française le mot éditeur c’est que cette fonction doit servir à quelque chose. Éditer c’est le rapport entre quelqu’un qui n’écrit pas de texte et un écrivain ou une autrice qui, eux, sont en plein dedans, avec parfois un manque de recul, et l’éditeur ou l’éditrice en face arrive à avoir une lecture différente dans le but d’améliorer le texte initial.

Lorsque publie un roman étranger, la particularité de ce texte c’est qu’il a déjà été édité par quelqu’un d’autre dans son pays d’origine. Cependant, j’ai appris qu’une éditrice française, qui voulait publier le roman d’un écrivain américain, envisageait d’en supprimer plus de deux cents pages. Est-ce que vous avez déjà fait retravailler un texte par son auteur, un texte qui a pourtant déjà été publié dans son pays ?

Faire retravailler un texte déjà publié dans son pays, sur le principe, ça ne nous pose aucun problème. Un certain nombre de textes publiés dans des pays parfois mal connus du public français contiennent une partie qui n’est accessible quasiment qu’aux habitants de ce pays, eu égard à des références culturelles très précises, très pointues, qui n’ont pas toujours franchi les frontières, donc c’est assez compliqué pour un public français, même lettré, cultivé ou curieux, parfois de pénétrer les subtilités d’une autre culture, d’autres pays, et parfois d’une autre forme d’écriture. Donc, par définition, on ne s’interdit pas cela.

C’est une pratique extrêmement courante même si elle n’est pas revendiquée par les éditeurs de couper des parties du texte qui nous semblent inutiles, mais on n’a jamais fait retravailler en direct un auteur pour l’édition française. Mais ce n’est pas impossible qu’on le fasse un jour. Estelle Flory qui est en charge chez Agullo des relations avec les traductrices et les traducteurs, et qui est éditrice, fait un travail de relecture des textes et parfois il y a des choses à supprimer ou, au contraire, quelque chose à ajouter, une ligne d’explication. Ce n’est pas trahir le texte initial, c’est le rendre plus accessible à un public francophone, sachant que cela se fait partout dans le monde. C’est l’une des caractéristiques du travail de l’éditeur.

Comment découvrez-vous des textes étrangers ? Les lisez-vous en version originale ? Lisez-vous des revues littéraires étrangères ou travaillez-vous avec des agences littéraires ?

Il y a de multiples sources pour que les textes arrivent jusque chez nous. Nadège et Estelle parlent couramment anglais, donc on a la possibilité pour les anglophones de les lire en direct. Moi je parle relativement bien espagnol, donc on pourrait traduire de l’espagnol. Et ensuite l’ensemble du catalogue Agullo aujourd’hui est constitué de multiples choses.

La première c’est que Nadège Agullo était antérieurement à la tête de la maison d’édition Mirobole éditions, donc un certain nombre d’auteurs qu’elle avait déjà publiés chez Mirobole nous ont rejoints. C’est une première filiation. Elle connaissait le travail de ces auteurs, qu’elle connaissait parfois personnellement. Et on a signé Anna Starobinets (3) par exemple, autrice russe de très grande qualité littéraire qui est venue avec nous.

Il y a aussi des agents qui nous proposent des auteurs, ou des traducteurs et des traductrices qui ont lu des textes en langue originale et qui nous disent « Ça, ce serait bien chez Agullo ». Alors on en parle, on fait faire des fiches de lecture, on fait traduire des passages, parfois des chapitres entiers, on se renseigne autant que faire se peut avec internet dès lors qu’il y a des articles en anglais, pour essayer de cerner au plus près le travail des auteurs. Par exemple Raphaëlle Pache, qui traduit pour nous du russe, nous propose des choses qui lui paraissent intéressantes.

Pour ce qui est français, on reçoit des manuscrits. Des maisons d’édition dont on publie un auteur nous propose d’autres auteurs. Les canaux sont multiples. Ça peut être des gens qu’on rencontre à une soirée, qui eux-mêmes sont des lecteurs en langue originale, et qui nous parlent d’un livre. Voilà, c’est la magie, il n’y a pas de règles, il n’y a pas un chemin, il y en a mille.

Comment choisissez-vous le traducteur pour tel ou tel roman ? Est-ce en fonction de sa sensibilité ?

Une fois de plus, il y a mille chemins. On a parfois des traducteurs qui sont extrêmement confirmés, reconnus par l’ensemble de la profession. Ce qui est très important dans une traduction c’est déjà de savoir traduire, bien évidemment, comprendre la langue et l’univers de l’auteur, mais c’est aussi savoir le retranscrire en français, et dans un français qui soit le plus littéraire possible.

Le lecteur n’a pas envie de lire une traduction, il a envie de lire un roman ! Donc qu’il soit traduit du russe, de l’italien, du portugais ou de l’anglais, il a d’abord envie de lire quelque chose en français qui soit beau, intéressant, – il y mille adjectifs à mettre. Donc il faut aussi, – et ça c’est un de nos critères de sélection et une grosse partie du travail d’Estelle, trouver des gens qui, en plus de savoir traduire, savent écrire, ce qui est compliqué car on peut comprendre une langue et ne pas savoir transcrire le rythme, l’univers d’un auteur dans la langue française.

On fait faire des essais quand les gens ne sont pas confirmés. Parfois on a fait confiance à des gens qui débutaient dans la traduction, donc on les a accompagnés dans cet exercice. On essaie d’être le plus respectueux possible, de mettre le plus en valeur possible le travail de nos auteurs et de nos autrices.

Notre travail d’éditeurs c’est de faire découvrir des univers, d’être respectueux du travail de nos auteurs et donc de choisir des traducteurs et des traductrices qui ont l’amour de leur métier, qui travaillent au plus proche de l’univers de départ.

À la rentrée le premier auteur français fera son entrée à votre catalogue (4). Allez-vous créer une nouvelle collection à cette occasion ? Quelle sera la proportion d’auteurs français dans votre catalogue à l’avenir ?

Quand nous avons créé Agullo avec Estelle et Nadège, on s’est dit qu’on ne s’interdisait absolument rien en matière de publications. Donc si un jour on a un merveilleux projet de livre de photos et qu’on a les moyens d’éditer correctement cet ouvrage, on le fera. Et si un jour on a envie de faire de la bande dessinée, on le fera aussi.

Il était dans notre objectif de publier des auteurs français ou du moins francophones, – haïtiens, québécois ou belges, que sais-je encore. Dès le départ, on a cherché. On ne publie que ce qu’on a envie de lire et on a tout à fait envie de lire des auteurs français.

L’objectif pour nous c’est de publier des livres que nous aurions eu envie de lire s’ils avaient été publiés ailleurs. On n’a pas d’objectifs en termes de proportions. Peut-être qu’une année on publiera 80 % de textes français si on a 80 % de coups de cœur en français.

Pour l’instant on n’a pas eu l’idée de séparer les auteurs français des auteurs étrangers. On a aujourd’hui deux collections distinctes pour des raisons de marché. On a d’un côté du polar, « Agullo noir », et puis le reste qui pourrait être désigné comme « textes imaginaires », comme Anna Starobinets ou Maria Galina.

Parfois les mots science-fiction ou imaginaire font un peu peur à un public adulte. Kafka a écrit La Métamorphose et personne ne se demande si c’est de la littérature ou de la science-fiction, ou je ne sais quoi. Ce n’est pas marqué « science-fiction » dessus alors que manifestement on rencontre peu d’hommes dans une vie qui se transforment en cafard ! L’objectif est de rencontrer des textes, rencontrer des auteurs, et si plein d’auteurs français nous plaisent, on publiera plein d’auteurs français !

Vous êtes très présent aux côtés de vos auteurs en librairies lors des rencontres. Vous étiez vous-même libraire avant de vous lancer dans l’aventure Agullo. Qu’est-ce qui vous a conduit à embrasser cette nouvelle carrière ?

Exactement. Il y a quelques années j’étais libraire. Je dirigeais pour le compte d’un patron trois librairies à Paris. L’âge aidant, je me suis posé la question de me mettre à mon compte. La littérature, c’est vraiment toute ma vie.

Il y avait deux possibilités : soit je montais ma propre librairie, avec ma vision de la librairie, – ni meilleure ni moins bonne que celle des autres mais qui est la mienne, soit je me lançais dans l’édition. Il y avait ces deux chemins possibles.

J’avais organisé une grande soirée autour des éditions Mirobole en présence de deux des auteurs pour les mettre en avant à Paris, parce que je trouvais que leur travail était formidable en tant que lecteur et libraire. On a parlé avec Nadège ce soir-là. Le courant est passé. De discussions en discussions on a fini par se dire « Ah ce serait chouette qu’on travaille ensemble ». Et puis à ce moment-là on aurait pu s’associer dans le cadre de Mirobole et finalement Nadège a décidé de quitter Mirobole et nous avons fondé Agullo avec Estelle et Sean [Habig] qui est le graphiste de nos livres. Donc ça me semblait être une évolution logique de ma carrière liée à ma passion totale et absolue pour le livre, les auteurs, le roman et l’écriture.

Les titres de votre catalogue sont également disponibles en numérique. Quel est selon vous l’impact du numérique dans le milieu de l’édition et pour les librairies ?

Il y a quelques années, il y a eu une pseudo révolution numérique totalement organisée par les marchands de tablettes et de liseuses qui nous ont expliqué que l’absolue modernité c’était de lire avec des 0 et des 1 et que le livre en tant qu’objet était quelque chose de totalement has been et qu’il fallait être bien stupide pour lire, dans le monde magique de la modernité, un objet en papier issu du XVème siècle.

Moi je n’ai pas envie de lire en numérique. J’aime les livres. J’aime les accumuler à chaque déménagement, même si c’est pénible de faire les cartons. Après, chacun fait ce qu’il veut ! Si quelqu’un veut lire en numérique, je n’ai pas de religion pour les autres. Mais il faut quand même savoir que ce marché est une bulle spéculative qui a été orchestrée par des gens qui vendent des objets, c’est-à-dire des liseuses et des tablettes.

On nous a expliqué que c’était en train de totalement changer le marché américain. En fait, il faut savoir qu’à l’époque la proportion était de deux tablettes sur trois vendues aux États-Unis qui n’étaient même pas initialisées. Les gens n’appuyaient même pas sur on ! C’était des cadeaux. Les gens n’en voulaient pas.

Donc il y a eu une espèce de bulle spéculative autour du numérique parce qu’il y a eu d’énormes commandes, notamment aux États-Unis, des institutions, bibliothèques, etc., pour numériser les fonds, ce qui a gonflé artificiellement le marché pendant quelques années et aujourd’hui la part de lecture en numérique est tout à fait respectable mais reste marginale par rapport à l’économie du livre dans son ensemble.

Nous proposons nos textes en numérique mais le cœur de notre métier c’est de faire des livres, des objets-livres, parce qu’on considère que ça fait appel à tous les sens, le toucher, l’odorat, et évidemment la vue. Le livre on se l’échange, on l’offre. Et moi, j’explique souvent que le soir de la Saint-Valentin peu de gens s’offrent des PDF ! Ou alors les gens qui s’offrent des PDF le soir de la Saint-Valentin… ça ne doit pas être très rigolo leur vie !

Donc on offre plutôt des livres. Alors nous avons essayé de faire des objets qui soient jolis, des couvertures différentes, de choisir un papier de bonne qualité pour que la lecture soit confortable.

Ce sont des choses auxquelles on a réfléchi parce qu’on s’est dit que les gens allaient dépenser 19, 21 ou 22 € pour un livre. Alors on essaie de faire en sorte que l’objet soit joli pour faire comprendre au lecteur qu’on ne se moque pas de lui.

Moi c’est quelque chose que j’avais beaucoup ressenti en librairie. Il y avait des éditeurs qui publiaient parfois de très bons textes mais qui se foutaient ouvertement du monde en termes de tarif, d’objet. Les livres étaient mal collés.

Pour en revenir à votre question, l’impact du numérique existe, mais je pense que le livre c’est aussi une économie, et l’économie ce n’est pas figé, ça évolue, ça a toujours évolué. Moi je suis assez passionné par l’histoire de l’édition, j’ai lu des choses sur le livre au XVIIIème siècle. Sur la circulation du livre par exemple, on s’aperçoit qu’il y a des choses qui n’ont absolument pas changé et d’autres qui ont évolué. Le numérique, OK, mais le cœur de notre métier ce sont les objets-livres.

Le Fleuve des brumes et La Pension de la Via Saffi de Valerio Varesi sont disponibles au format de poche chez Points. Est-ce que ce partenariat avec d’autres maisons d’édition pour le format poche est incontournable ? Ou envisagez-vous de créer votre propre collection de poches à l’avenir ?

Je vais être très franc avec vous : aujourd’hui tout ça est une question d’argent. Dans l’économie du livre on fait d’abord un grand format, puis on fait après ce qu’on appelle une cession poche, ou on le réédite en poche quand on en a les moyens en interne, pour permettre au titre d’accéder à un plus grand public via un achat moins onéreux.

Nous, nous sommes une petite maison. Tout le monde a mis ses petites économies dans l’affaire. Moi par exemple, j’ai vendu mon appartement de 25 m2. Je l’ai vendu pour pouvoir investir dans cette maison d’édition. Nous ne sommes pas multimilliardaires. Nous ne sommes pas François Pinault qui se réveille le matin et qui se dit « Tiens, et si je mettais cinquante millions d’euros dans l’édition ». Je vais vous révéler un grand secret : on n’a pas cinquante millions d’euros !

Alors on a choisi d’éditer des choses qu’on aime, des choses parfois pas faciles d’accès, dont on est très fiers, mais il s’avère que le marché, notamment de la traduction, n’est pas un marché particulièrement à la hausse en France, même plutôt en baisse depuis de nombreuses années. Mais nous c’est cela que nous voulions faire. Il faut assumer ses choix. Ce n’est pas la faute des autres. Et il faut bien manger. Les imprimeurs ne se paient pas de belles promesses, et les traducteurs, les traductrices, les correcteurs et les auteurs sont très heureux, mais eux aussi doivent manger, donc ils ne travaillent pas gratuitement, – ce que je réprouve, je trouve ça vraiment lamentable, mais dans les faits il faut les payer !

Alors la cession poche, pour une entreprise de notre taille et avec notre trésorerie, c’est impossible de faire autrement. Impossible. Après c’est aussi un choix – le mot politique est peut-être trop fort, mais on sait parfaitement qu’un livre est un objet onéreux, que quand on est un gros lecteur ça peut coûter beaucoup de sous, et qu’un poche c’est moins cher. L’objectif c’est que Dmitri Lipskerov ou Bogdan Teodorescu, Anna Starobinets ou Valerio Varesi, soient lus par le plus grand nombre parce que c’est ce qu’ils écrivent qui compte. Alors le poche est un outil absolument merveilleux pour faire accéder au plus grand nombre l’univers de ces auteurs.

En revanche on n’a pas d’accord particulier. Certaines maisons font ça avec un éditeur ou une éditrice poche en particulier. Nous, nous travaillons avec l’ensemble des professionnels de l’édition qui rachètent des droits de grand format, que ce soit 10/18, Points, Folio, J’ai Lu, Le Livre de Poche. Nous sommes ouverts à toutes les collaborations.

Est-ce que nous ferons un jour une collection de poche ? Peut-être. Peut-être pas. On ne sait pas. Aujourd’hui de toutes façons la question ne se pose pas parce qu’on n’en a pas les moyens. Donc ce n’est pas la peine d’ergoter. Demain qu’est-ce nous ferons ? Je ne sais pas. Ce n’est pas à l’ordre du jour et on est parfaitement satisfaits de nos diverses collaborations avec nos partenaires éditeurs poche.

Une autre question qui concerne encore l’économie du livre : peu connu du grand public, les rôles des diffuseur et distributeur sont pourtant essentiels dans la chaîne du livre. Quelle relation entretenez-vous avec votre diffuseur ? Est-ce une relation « David contre Goliath » ?

On est dans des rapports économiques. Mon distributeur-diffuseur n’est pas mon copain, je ne suis pas le sien. On est dans un cadre contractuel. Ça s’appelle de l’économie. Nous sommes distribués et diffusés par un très grand diffuseur, Interforum [filiale du groupe Editis, ndlr], qui distribue des dizaines de maisons d’édition, des petites, des grosses, des énormes.

Agullo n’est qu’une goutte d’eau à l’intérieur de son travail. Mais Agullo devient de moins en moins une goutte d’eau, parce qu’il distribue aussi des poches, et que Valerio Varesi en poche c’est très loin d’être une goutte d’eau !

En ce qui me concerne, c’est exactement ça, des rapports de David à Goliath : on est tout petits, ils sont tout gros. On publie très peu de titres par an. Or, dans l’économie du livre ce que demande un distributeur-diffuseur c’est de publier beaucoup.

Je vais vous révéler un grand secret : les distributeurs-diffuseurs sont payés globalement pour transporter des livres. Qu’ils les transportent à l’aller, c’est-à-dire vers les librairies pour qu’ils y soient vendus, ou au retour, parce qu’ils n’ont pas été vendus, ça ne change pas grand-chose à leur vie, l’important étant qu’ils en transportent le plus possible.

Une de nos analyses sur le marché du livre, c’est qu’on considérait qu’il y avait trop de publications. Alors on s’est dit que, quitte à monter une maison d’édition, on n’allait pas publier cinquante livres par an. D’abord il faut beaucoup d’argent, et puis ça n’a pas de sens. On finit pas ne plus défendre au quotidien les livres, l’un chassant l’autre. Ce sont bien souvent des histoires de trésorerie. Donc on a décidé de publier peu.

Cette année on publie sept livres, donc on n’est pas forcément extrêmement rentables pour un distributeur-diffuseur qui aurait plutôt envie qu’on publie dix ou douze livres. Comme on ne publie ni Levy ni Musso, qui vendent des centaines de milliers d’exemplaires, forcément on est moins sexy. C’est simplement de l’économie.

Nous sommes satisfaits de notre collaboration avec Interforum. On a la possibilité grâce à Interforum d’être commandés absolument partout dans l’espace francophone, dans n’importe quelle librairie et sur les sites internet, ça c’est fondamental. Dans n’importe quel point de ventes il y a un compte ouvert chez Interforum, et Interforum a des comptes ouverts en France, en Suisse, en Belgique et au Canada.

Il y a des distributeurs qui sont beaucoup plus petits et donc l’accès au livre est beaucoup plus compliqué parce que des libraires n’ont pas de compte ouvert chez ce distributeur-là. C’est donc plus difficile de diffuser le travail d’un auteur. Nous avons eu la chance d’être acceptés dans cette grosse structure.

Interforum distribue aussi Points et aujourd’hui Points vend des dizaines de milliers de Valerio Varesi, et donc la relation n’est pas tout à fait la même qu’il y a un an. Si demain Valerio Varesi vend cent cinquante mille exemplaires en grand format, chez Interforum ils nous trouveront beaucoup plus beaux et intelligents, et on deviendra vraiment des gens super. C’est normal. Ça s’appelle de l’économie.

Ma dernière question concerne encore l’économie du livre. Selon un rapport publié en septembre 2017 (5), un livre sur quatre part au pilon, soit 142 millions de livres par an. Êtes-vous sensibles chez Agullo à cette question plutôt taboue dans le milieu de l’édition ? Et dans l’affirmative, quelle solution avez-vous mis en œuvre pour y remédier ?

Il n’y a rien à faire pour y remédier, sauf à ne pas publier 350 000 livres par an. Nous en publions sept. Donc, première chose, nous on ne contribue pas beaucoup à l’inflation éditoriale. Cette année, de janvier à juin, on a publié quatre livres. Et de juillet à décembre on va publier trois livres. Ça c’est notre première contribution à la diminution du pilon.

On a des tirages qui sont très raisonnables. On n’en met pas plein les supermarchés. D’abord ça coûte très cher de faire ça sans savoir si ça correspond à un public.

C’est inhérent à notre métier. Et on utilise tous du papier recyclé. Oui, OK, il y a plein de livres qui vont au pilon. Mais derrière tous ces livres il y a aussi, – ce que les bonnes consciences ne disent pas, plein d’emplois.

Alors on peut considérer que c’est du gâchis, mais notre économie est basée là-dessus. Si on savait qu’on allait vendre cent mille exemplaires, eh bien on imprimerait cent mille exemplaires, on les vendrait, on serait contents et on serait très riches. Mais la glorieuse incertitude de la littérature, c’est qu’on ne le sait pas avant. Sinon on publierait tous que des trucs qui marchent. Mais il s’avère que ça ne marche pas comme ça. Nous, à chaque fois qu’on publie un livre, on a l’impression que c’est le meilleur livre de la Terre, et parfois il n’y a que six cent cinquante personnes qui sont d’accord avec nous. C’est bête mais c’est comme ça ! On préférerait qu’il y en ait des dizaines de milliers. Et parfois un livre se vend un an après sa sortie. Alors comment on le sait ? En fait, on ne le sait pas.

Donc tout ça est recyclé, on n’abat pas des forêts toutes les semaines pour faire de la pâte à papier. La plupart du temps c’est du papier qui existait déjà et qui est recyclé et devient un autre livre.

Je pense que d’autres éditeurs devraient publier moins de livres. Ça, on est d’accord. Mais pour faire de la cavalerie il faut publier beaucoup. Dans certaines grandes maisons, l’important c’est d’arriver sur le marché.

Il y a quelque chose qui est un tabou encore plus fort dans notre métier, c’est qu’un certain nombre d’éditeurs publient non pas pour vendre leurs propres livres mais pour dégager sur les tables des libraires leurs concurrents ! Eh oui, c’est ça le petit secret. À la rentrée littéraire, par exemple, douze titres dans la même maison, et vous savez pertinemment que six ne seront lus par personne, – et quand je dis « personne », croyez-moi, ça se compte en dizaine de personnes ! Même dans de très grandes maisons, très anciennes, ou dans de plus récentes.

Voilà, la face cachée du livre, ce dont personne ne parle jamais : c’est qu’on a des concurrents ! Très concrètement, le libraire a une table où il y a quarante places pour des polars. Il n’y en a pas quarante-deux, pas cinquante. Il y en a quarante. Je suis un gros éditeur, je vais publier plein de polar. Et que va-t-il se passer ? Eh bien, comme je suis un gros éditeur connu et que j’ai une force de guerre économique en termes de marketing, le libraire, tout à fait naturellement, et parfois inconsciemment, va prendre mes livres plutôt que ceux du voisin. En attendant, je ne sais pas si je vais vendre mes livres, mais ce que je sais, c’est que je vais asphyxier mon concurrent qui lui n’aura pas ses livres dans la librairie. Voilà un des petits secrets magiques de l’édition !

Donc, oui, il y a une inflation ; oui, on publie clairement trop de livres en France. Venant d’un éditeur c’est peut-être un peu contradictoire, mais je le répète : nous avons choisi de publier peu, de défendre nos auteurs et nos livres à la vie à la mort, même quand ils sont passés en poche, on les défend. Et cela va même plus moins que ça : on a un certain nombre de nos titres qui n’ont pas été achetés en poche, moi j’en parle comme s’ils étaient sortis hier.

Ça n’a pas de date de péremption un livre. Enfin, j’espère que les livres que nous publions n’en ont pas ! Nous n’intervenons pas dans les domaines très précis que sont l’actualité, les essais politiques extrêmement circonstanciés. On publie de la littérature, et la littérature, que vous la lisiez un an après la sortie, ou deux ans après, si c’est de qualité, ça ne change pas grand-chose. Sinon on ne lirait plus Don Quichotte ni Shakespeare !

Entretien réalisé par téléphone le 18 mai 2018. Propos recueillis par Guillaume Richez. Photographies © Bruno Meyer.


(1) https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2018/05/15/interview-de-valerio-varesi/

(2) Les éditions Agullo ont fait paraître trois titres de Valerio Varesi : Le Fleuve des brumes, traduit par Sarah Amrani (2016), La Pension de la Via Saffi, traduit par Florence Rigollet (2017), et Les Ombres de Montelupotraduit par Sarah Amrani (2018).

(3) Refuge 3/9, traduit par Raphaëlle Pache, 2016 (également disponible en poche chez Pocket).

(4) La Guerre est une ruse (tome 1) de Frédéric Paulin, à paraître en septembre 2018.

(5) https://lebasic.com/wp-content/uploads/2017/08/Rapport-Edition_20170912.pdf


Une réflexion sur “Entretien avec Sébastien Wespiser

Laisser un commentaire