Entretien avec Pauline Delabroy-Allard

L'Obs2[1]

En cette rentrée, 567 romans, – dont 94 premiers romans (un record depuis 2007) -, ont pris place sur les étals des libraires. La maison d’édition de Samuel Beckett, Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Jean Echenoz et Laurent Mauvignier, les éditions de Minuit, a choisi de ne publier qu’un seul livre, Ça raconte Sarah, un roman incandescent, écrit à la première personne par une jeune femme de tout juste 30 ans.

Puvoirs_N° 119En un récit bref, dépouillé, d’une rare intensité, interprété avec virtuosité par une brillante styliste de la langue française, Pauline Delabroy-Allard prouve, avec ce sublime premier roman, qu’elle a l’étoffe d’une grande écrivaine [1].

Rencontre avec la révélation de cette rentrée littéraire 2018.

Dans un entretien récemment accordé à France Culture [2] vous dites que vous écrivez depuis l’enfance, notamment de la poésie. S’agissait-il pour vous d’exercices de style vous permettant d’apprivoiser votre écriture ?

Non, je ne crois pas. Il s’agit d’une autre forme d’écriture, très à part de celle de la fiction, du roman. Loin de l’exercice de style, qui suppose quelque chose d’un peu artificiel, fondé sur d’éventuelles consignes, il s’agissait plutôt d’écrire dans un espace-temps réduit en raison d’une vie intense, d’où la forme poétique qui se prête plus facilement à l’écriture « tout terrain », à mon sens, qu’une forme de récit plus longue. En revanche, pour la deuxième partie de Ça raconte Sarah, j’ai écrit chaque jour un poème avant de me mettre à ma table de travail, comme un échauffement.

Quelle place ces textes poétiques ont-ils aujourd’hui à vos yeux dans votre œuvre, si œuvre il y a déjà ?

1Ces poèmes constituent plusieurs petits recueils. L’un d’entre eux est plus précieux à mes yeux, il est agrémenté de photographies. Ce ne sont pas des pas de côté, ce sont des accompagnements à l’écriture romanesque, tout comme peuvent l’être mes courts-métrages, mes photographies, mes journaux. Tout va dans le même sens, il me semble. Les différents médiums me permettent de raconter les mêmes choses, parfois même au mot près. Mais ne raconte-t-on pas toujours la même histoire ?

Et cette même histoire, quelle est-elle ?

Elle se fait variation… mais pour moi il s’agit toujours d’une histoire d’identité, de fouiller les choses immémoriales (l’amour, la mort, la naissance) à la recherche de qui l’on est.

Quels poètes actuels, français ou étrangers, lisez-vous ?

Je lis très peu de poésie très contemporaine. Ma bible a longtemps été l’Anthologie de la poésie française du XXème siècle. Je collectionne, par ailleurs, les livres de la collection Poètes d’aujourd’hui.

Pour être écrivaine, dites-vous, il fallait que Ça raconte Sarah soit publié. Est-ce à dire que vous ne vous considériez pas comme une écrivaine avant la publication de ce roman, que les formes courtes ne font pas de leur auteur un écrivain ? En d’autres termes, que pour être écrivain, selon vous, il faut être romancier ?

Absolument pas, mais je crois énormément à la fonction performatrice du langage. Qu’une éditrice, et a fortiori, comme ce fut le cas pour Ça raconte Sarah, plusieurs éditrices me téléphonent pour me dire oui, pour dire oui à ce texte, à cette écriture, m’a permis de me sentir devenir auteure. D’un coup, ipso facto, j’ai eu le sentiment d’accéder à un autre statut que celui qui était le mien auparavant. Cela dit, il me semble que j’étais écrivaine dès le moment où j’ai pu et où j’ai enfin su… écrire, comme le terme l’indique si bien. Romancier, c’est autre chose. On peut être écrivain sans être romancier, selon moi.

Avoir un père lui-même romancier a-t-il eu une influence sur votre désir d’écriture et/ou sur votre conception de l’art romanesque ou de l’écriture en elle-même ?

Mon père, vous le dites bien, est romancier. Mais il est aussi l’auteur de nombreuses pièces de théâtre. Il s’est essayé à plusieurs formes d’écriture, et en cela, oui, je pense qu’il a pu influencer ma conception de l’écriture. J’ai vu, de très loin, qu’il était possible d’écrire différentes choses, de ne pas être cloisonné dans une attitude formaliste et certainement que cela m’a permis de me sentir libre d’essayer à mon tour des manières assez différentes.

Avez-vous confié votre manuscrit à des lectrices ou des lecteurs avant de le remettre à des éditeurs ?

Très peu. À part ma sœur, qui fut l’une des premières lectrices, je l’ai fait lire à des membres de mon entourage un peu lointain, pas de mon cercle le plus proche.

À vous entendre, on a l’impression que vous n’y croyiez pas vous-même quand Irène Lindon vous a appelée. Et pourtant, en vous lisant, on ne peut qu’être surpris par la maîtrise exceptionnelle de l’art romanesque dont vous faites preuve pour un premier roman. Aviez-vous préalablement expérimenté l’écriture de récits longs ?

Non, Ça raconte Sarah constitue mon premier texte long, mon premier roman.

Qu’est-ce qui différencie, selon vous, le travail d’écriture d’un texte long de formes plus brèves ?

2bisLe temps et l’espace. Je le disais, il me faut, pour écrire un texte long, énormément de temps devant moi et surtout un espace qui n’est pas le mien, qui n’est pas celui de la vie quotidienne. Il m’est impossible d’écrire chez moi. Pour les formes plus brèves, il m’arrive d’écrire coincée dans les transports en commun, ou en voyage, et même chez moi. C’est ce qui me plaît énormément dans l’écriture poétique, c’est cette légèreté qu’il peut y avoir en moi à ce moment-là : pas besoin du cérémonial dont j’ai besoin pour l’écriture longue.

Vous avez donc une sorte de rituel d’écriture ?

3bisEn quelque sorte. Il me faut du temps libre devant moi, beaucoup. Et puis un horizon libre, physiquement je veux dire, le mieux étant les endroits quasi vides. J’aimerais pouvoir écrire toujours dans un endroit où la vie matérielle n’a pas ou peu de prise, où la vie est déchargée d’un coup de ses contraintes quotidiennes. En attendant d’avoir la chambre de bonne dont je rêve, j’écris chez des amis. Les journées, pour l’écriture de Ça raconte Sarah, se passaient ainsi : je me réveille tôt, j’écris un poème d’échauffement, j’écris quelques mots ou quelques pages sans relire les lignes écrites la veille, je vais à la piscine nager un kilomètre, je déjeune, je fais la sieste, j’écris à nouveau quelques heures l’après-midi. Il me faut énormément dormir quand j’écris, c’est très important d’avoir un bon lit dans ces moments-là.

Vous avez tenu pendant longtemps un blog. Pouvez-vous en dire quelques mots ?

J’ai tenu un blog pendant plusieurs années. C’était un espace qui m’était très cher car c’était le mien – virtuel, certes – et que j’en faisais exactement ce qui me plaisait. Il a été le terrain d’expérimentations formelles : les textes étaient toujours accompagnés de photographies, d’un morceau de musique, j’y ai dévoilé des poèmes, ainsi que quelques petits films (de famille d’abord, puis des courts-métrages). Les textes tenaient de l’autofiction, mais ce n’est pas ce qui m’intéressait le plus. Cet espace a aussi été le terreau de nombreuses amitiés qui se sont révélées très fortes avec le temps. J’ai rencontré certains de mes plus chers amis grâce à ce blog, et c’est loin d’être anecdotique dans ma vie d’aujourd’hui car il s’agit de personnes avec qui je partage une sensibilité très précise.

Votre blog n’est plus accessible. Pour quelle raison l’avez-vous fait disparaître ?

Je crois que j’avais fait le tour de ce que pouvait m’offrir cet espace-là. Je ne désirais pas le laisser en ligne car c’est une époque révolue de ma vie, que je préfère savoir dans un carton rangé dans ma bibliothèque. D’autres médias ont pris le relais, Instagram, par exemple, où je m’amuse tout autant et où j’ai retrouvé la même communauté.

Depuis plusieurs années, la blogosphère connaît une expansion impressionnante qui conduit la plupart des maisons d’édition à accorder aux blogueurs littéraires une place importante dans leur communication, notamment en relayant sur les réseaux sociaux leur chroniques, mais également en citant les avis de certaines blogueuses et certains blogueurs sur la quatrième de couverture de l’ouvrage. Quel regard portez-vous sur la blogosphère, le rapport qui s’est instauré entre les éditeurs et les blogueurs, ainsi que l’influence (réelle ou supposée) de ces derniers sur les lectrices et les lecteurs ?

Bizarrement, moi qui connais bien Internet, je découvre seulement avec la publication de Ça raconte Sarah l’existence de cette communauté dont vous parlez et je dois dire que je suis assez fascinée. Je n’ai aucune idée de l’influence qu’elle peut avoir sur les lectrices et les lecteurs. En revanche, je trouve ça absolument formidable que les gens lisent et parlent de leurs lectures. Je pense que ces blogs constituent les cafés littéraires modernes et je trouve cela franchement réjouissant.

Vous exercez également une activité de critique littéraire dans le journal en ligne En attendant Nadeau. Cette activité est-elle pour vous indissociable de votre activité d’écrivaine ?

4De mon côté, il est vrai que j’ai écrit quelques chroniques pour En attendant Nadeau, une revue littéraire en ligne que je trouve importante dans le paysage des journaux littéraires. C’est une activité qui me plaît énormément en ce qu’elle me force à regarder la petite fabrique des textes. En cela, l’exercice de la critique littéraire rejoint plutôt, pour moi, ce que j’ai aimé dans mes études de lettres, c’est à dire la dissection très précise des textes, le petit laboratoire de l’écriture mis à nu. J’ai arrêté les études de cinéma au moment où décortiquer les films m’ôtait toute magie et toute émotion devant les images mais il ne s’est jamais, bizarrement, produit la même chose pour les lettres.

Annie Ernaux, romancière dont vous avez lu méthodiquement toute l’œuvre dans l’ordre chronologique, dit qu’elle est l’ethnologue d’elle-même. La narratrice de Ça raconte Sarah a votre âge. Elle est professeure documentaliste dans un lycée en banlieue parisienne, – comme vous. Elle a eu une enfant à vingt-deux ans, – comme vous. Nous sommes bien d’accord que votre livre est présenté comme une œuvre de fiction et non d’autofiction. Cependant le lecteur ne manquera pas de reconnaître des points de similitude entre cette œuvre de fiction écrite à la première personne et les éléments biographiques vous concernant que l’on peut lire dans la presse. On aborde ici la question du « pacte de lecture ». Tout auteur propose à son lecteur d’accepter un certain nombre de conventions et de contraintes, la première approche de l’ouvrage (titre, auteur, genre, disposition en chapitres, date, contexte historique, etc.) déterminant des horizons d’attente (le « pacte de lecture »), c’est-à-dire une certaine représentation que nous nous faisons a priori du texte. Un peu comme vous maintenez le doute sur le genre de la personne aimée dans les premières pages du roman, est-ce une volonté de votre part de brouiller les pistes entre fiction et autofiction, de révéler la part de fiction dans nos vies, tout en faussant les règles implicites du « pacte de lecture » ?

Révéler la part de fiction dans nos vies est une idée qui me plaît beaucoup. Il m’arrive très souvent de me lancer dans des aventures, sachant même parfois d’avance que ce seront des mésaventures et non des aventures heureuses, en me disant que ça fera une bonne histoire à raconter. Vivre la vie pour la raconter plutôt que de raconter la vie, voilà une idée d’un nouveau pacte avec soi-même…

Existe-il une version de votre manuscrit dans laquelle d’autres personnages que Sarah ont un prénom ?

Non.

À au moins trois reprises dans le texte, en parlant de Sarah, la narratrice dit qu’elle a « six ans et demi ». Pourquoi précisément « six ans et demi » ?

Six ans et demi est pour moi l’âge de la bascule dans l’enfance entre le petit enfant et le moment où vraiment l’enfant devient sujet et embrasse sa propre vie. C’est un âge absolument fascinant où l’être au monde se modifie d’un coup avec les grands apprentissages que sont la lecture et l’écriture.

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Il s’est écoulé un an entre le moment où l’écriture du premier jet a pris fin et la parution de Ça raconte Sarah. Comment avez-vous retravaillé ce roman ? Disposiez-vous des conseils de votre éditrice ou avez-vous effectué ce travail seule, avant même d’avoir déposé votre manuscrit chez Minuit, sans aucun conseil de lecteur ou de lectrice ?

J’ai d’abord travaillé seule, quand j’ai décidé d’envoyer le texte à des maisons d’édition. J’ai relu le texte que j’avais laissé de côté pendant quelques mois et je l’ai un peu remanié. Puis je l’ai fait lire, j’ai travaillé un tout petit peu avec deux amis, surtout sur des questions formelles. Ensuite Irène Lindon m’a évidemment aiguillée pour un travail plus approfondi.

Lire Ça raconte Sarah « essouffle » (surtout la partie I). Lisez-vous ce que vous écrivez à haute voix pour en sentir le rythme et le retravailler ?

Oui, cela peut m’arriver. Ce n’est pas systématique mais j’ai plaisir à l’entendre lire, à trouver que le rythme est bon, que la prosodie est au plus juste de ce que je voulais transmettre.

Vous vouliez raconter une passion amoureuse et les effets de cette passion sur vos protagonistes, en décrire avec précision les effets tant physiques que psychiques. Cette approche, que l’on peut qualifier de « phénoménologique », reflète-t-elle votre conception de l’art romanesque ?

Ma conception de l’art romanesque est loin d’être phénoménologique mais pour ce texte-là en particulier, oui, j’avais envie d’explorer cela, de faire le tableau très précis de ce que la passion peut avoir comme conséquences sur le corps et le cœur mais aussi d’expliquer, si tant est que cela peut s’expliquer, la naissance d’un tel bouleversement.

Dans l’interview accordée à France Culture mentionnée plus haut, vous dites que vous aimeriez que les lecteurs soient consolés par ce que vous écrivez. Pensez-vous comme Schopenhauer que l’art est un palliatif qui nous fait oublier un temps nos douleurs, ou qu’au contraire il est un puissant stimulant, un « facilitateur de vie » comme l’affirme Nietzsche ?

Oh, je suis absolument du côté nietzschéen ! Je pense profondément que l’art aide à rendre la vie supportable mais, plus encore, qu’il permet surtout d’être dans une affirmation complète et absolue de la vie. L’art augmente, amplifie, renforce la vie, et en cela, il me semble que la joie et la force sont fondamentales.

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Il y a une playlist musicale dans votre roman (le premier trio de Brahms, la chanson « India Song », le quatuor à cordes n° 13 de Beethoven, l’octuor de Mendelssohn, La Jeune Fille et la Mort de Schubert). S’agit-il d’œuvres que vous écoutiez au moment où vous écriviez Ça raconte Sarah ?

Non, pas spécialement au moment de l’écriture, même si j’ai évidemment réécouté l’octuor, par exemple, ou La Jeune Fille pour écrire les passages qui leur sont consacrés.

Écrivez-vous en écoutant de la musique ?

C’est quelque chose qui peut m’arriver, oui. Mais en règle générale, je préfère le silence.

Vous avez dit dans une interview accordée à Diacritik [3] que vous étiez « fascinée par l’usage de la description en littérature ». Quel est, à vos yeux, le plus beau portrait de femme en littérature ?

Aragon a fait très fort avec Les yeux d’Elsa… !

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La relation d’amour entre Sarah et la narratrice commence par une allumette qui craque dans la nuit. Vous avez un rapport presque intime à la photographie, dites-vous. Est-ce que vous avez visualisé cette image dans votre esprit ? S’est-elle imposée à vous avec la prégnance du souvenir ou s’est-elle formée sur la page alors que vous écriviez cette scène ?

L’image s’est imposée à moi mais dans tout ce qu’elle avait de symbolique, bien évidemment. Ce passage-là en particulier, je pense que je le dois à mon amour du cinéma, plutôt qu’à celui que j’ai pour la photographie. J’avais envie qu’on puisse lire la scène comme si nous étions au cinéma, que l’image soit presque en mouvement, que l’écriture permette ça.

Vous avez dit dans cette interview accordée à Diacritik : « […] j’ai le sentiment que si Duras m’a influencée, c’est plutôt dans sa manière de faire du cinéma, d’inventer des choses qui mettent en correspondance les mots et les images ». De quelle manière cette façon « d’inventer des choses qui mettent en correspondance les mots et les images » peut se lire dans Ça raconte Sarah ?

J’en parlais, je crois vraiment que l’écriture de Ça raconte Sarah se situe de manière plus proche du cinéma que de la photographie. Je trouve ça incroyable d’imaginer que le tournage d’India song, dont l’action se situe à Calcutta, a été fait en quelques jours à peine à… Boulogne-Billancourt. Marguerite Duras se permettait tout. Elle a fait du cinéma comme personne n’en avait fait, sans y connaître grand-chose, en suivant son instinct, son désir de produire des images. Son usage de la voix-off, par exemple, que je trouve merveilleux, n’est advenu que parce qu’elle ne connaissait pas le mixage et qu’elle voulait que la musique et les voix cohabitent.

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Cette relation passionnelle qui unit ces deux femmes va pousser la narratrice à raconter « ça ». Et finalement cette urgence de la narratrice à raconter son histoire ressemble à s’y méprendre à l’urgence dans laquelle vous avez écrit Ça raconte Sarah, comme si le défi que vous vous étiez lancé à vous-même d’écrire ce roman avez « déteint » sur votre personnage. Fallait-il écrire vite (vous avez écrit Ça raconte Sarah en un an) pour saisir l’insaisissable ?

Oui, ma propre urgence dans l’écriture de Ça raconte Sarah a contaminé le personnage de la narratrice, qui vit, elle, une autre urgence, celle de se défaire – mais c’est trop tard – de la passion dans laquelle elle chute. Écrire vite c’était l’assurance de ne pas laisser le personnage de Sarah s’évanouir.

« Je voudrais me souvenir toujours de ces moments juste avant que je comprenne que tu existes, et ce qui allait nous arriver. » lit-on page 152. On en revient à ce désir de saisir l’insaisissable, qui peut se lire dans votre rapport à la photographie et au cinéma, sauf que selon vous l’écriture peut aller au-delà du visible en rendant sensible la part invisible de l’être. Vous qui prenez chaque jour des photos et qui tenez un journal, comment concevez-vous la relation entre l’image et l’écrit ?

6Comme un rapport amoureux. Chaque chose a sa vie propre, les mots et les photographies, mais lorsque les deux se mêlent, alors… ! Une troisième vie commence, un troisième biais, qui est celui de l’écriture. Il me semble que mes photographies et mon journal quotidien existent pour sauver ce qui peut l’être, c’est une obsession très personnelle de garder trace, de conjurer la mort de cette manière. L’écriture me permet d’allier les deux, et d’aller plus loin encore, de pouvoir essayer de toucher du doigt ce qu’il y a sous la couche première de la réalité. D’attraper les fantômes, de raconter ce qu’on ne peut pas raconter, de distordre le temps, de capturer des moments infimes ou de passer, a contrario, à pas de géant au-dessus de grands blocs temporels. De me jouer de la vie et de ma maniaquerie de tout consigner en faisant voler l’espace-temps en éclats.

Il y a un certain onirisme dans la partie II, comme si toute la partie I avait été rêvée ou inventée. Et évidemment elle l’est, puisqu’il s’agit de fiction. Cette mise en relation du rêve et de l’invention est très intéressante. Pensez-vous que la part d’inconscient (on pense évidemment au Ça du titre qui remplace le Je de la narratrice) est primordiale pour vous dans votre travail ?

Oui, évidemment. Mais alors, la part consciente de l’inconscient ! J’aime le travail psychanalytique, et je ne m’en cache pas, justement pour cette raison, parce qu’il permet de faire des ponts entre l’humain dans ce qu’il a de plus prosaïque, parfois même sordide, et une autre dimension qui est celle de l’art, de la sublimation. Bon, je ne vous apprends rien.

La narratrice écoute en boucle des disques, une boucle obsessionnelle inscrite en filigrane dans le titre même de votre roman. Ça raconte Sarah : Sarah conte Sarah. On retrouve ainsi un motif récurrent de la littérature et du cinéma fantastiques, celui du double. Aviez-vous cette thématique présente à l’esprit en composant votre roman ou est-elle apparue par la suite ?

Je l’avais en tête, car au bout d’un moment, dans la lecture, on se demande qui est qui, entre le personnage de Sarah et le personnage de la narratrice, qui va dévorer qui ? Est-ce que la passion n’est pas, finalement, le lieu de l’adoration et la dévoration… lui-même ? Alors, si l’on va par là, est-ce que les deux personnages n’en forment plus qu’un… dans un désir de fusion amoureuse d’abord, puis dans un fantasme quasi cannibale ?

L’emploi du présent de la narration dans la partie I permet de restituer (ou de restaurer ?) les souvenirs dans l’éclat de leurs couleurs d’origine. Ce temps verbal s’est-il imposé de lui-même dès le début de l’écriture du roman ?

Oui. Pour saisir le vivant, il fallait le présent.

La structure fragmentée du texte en très courts chapitres renforce l’intensité de ces souvenirs retrouvés. Aviez-vous l’idée de cette forme de composition avant même de commencer à écrire ou est-elle le fruit d’un travail de réécriture ?

Là aussi, c’était là dès le début. Je crois que cela vient encore une fois de la photographie ou du cinéma. Une scène. Cut. Une scène. Cut. Un travelling qui déshabille. Cut. Etc.

Vous avez dit dans l’interview déjà citée : « Les passages d’‘‘écriture objective’’, comme je les appelle, sont surtout pensés pour être des pauses dans le récit effréné de la passion, quand l’intensité dramatique devient trop forte, comme si, pour se rassurer, la narratrice avait besoin de ‘‘désensibiliser’’ le monde, se raccrocher à une forme de conceptualisation qui protège des émotions et des heurts du cœur. Il s’agit presque de voir le savoir comme une anesthésie. » Comment est née cette idée d’écriture objective ?

Peut-être de mon métier de professeure-documentaliste ? Que le savoir soit répertorié dans des dictionnaires et des encyclopédies est une chose qui m’a toujours enchantée. Or, la passion est le moment dans la vie où, justement, on ne sait plus rien. On ne sait même plus comment on s’appelle tant la vie devient exaltante et terrifiante à la fois. Il fallait que le personnage de la narratrice se raccroche comme à une bouée à des choses très simples, très factuelles.

Outre l’excellent accueil critique qui lui a été réservé, Ça raconte Sarah a déjà remporté à ce jour deux prix (le prix « Envoyé par la poste » et le prix des libraires de Nancy-Le Point) et figure dans la deuxième sélection des prestigieux Prix Goncourt et Médicis. Est-ce que cela génère une certaine pression sur vous pour votre prochain livre ?

Pour le moment, je n’y pense pas. Je regarde mon livre faire son petit bonhomme de chemin entre les mains des lectrices et des lecteurs. Et puis je sauve ce qui peut être sauvé de chaque jour. En attendant la prochaine brèche dans l’espace-temps qui me permettra d’écrire quelque chose de long à nouveau.


Entretien réalisé par courrier électronique en septembre 2018. Propos recueillis par Guillaume Richez. Portraits de l’autrice © Alexandre Dupeyron. Photographies « italiennes » © Pauline Delabroy-Allard.

[1] Notre recension à lire ici : https://chroniquesdesimposteurs.wordpress.com/2018/09/04/ca-raconte-sarah-de-pauline-delabroy-allard/

[2] https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-culture/ca-raconte-un-premier-roman

[3] https://diacritik.com/2018/09/06/pauline-delabroy-allard-il-fallait-que-le-personnage-de-sarah-soit-eblouissant-de-vie/


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